Les jeux de hasard en ligne permettent à ceux qui s’y adonnent d’avoir accès à un casino à domicile ouvert en tout temps et dépourvu de personnel de sécurité. Illégale et anonyme, cette activité aux effets encore méconnus pourrait avoir un impact catastrophique sur les joueurs compulsifs.
François Richard
«T’essayes d’aller te coucher, tu t’endors pas. Tu ne sortiras pas nécessairement pour aller au bar du coin pour parier, mais quand ton casino n’est pas loin de ta chambre à coucher, le détour pour aller jouer n’est pas grand à faire. Tu te dis que tu vas y aller juste cinq ou dix minutes. Finalement, tu passes des heures à parier. Souvent, j’arrêtais de jouer quand je n’avais plus de fonds disponibles sur ma carte de crédit.»
L’histoire de Michel, qui a perdu beaucoup d’argent en jouant sur Internet, résume les principaux dangers associés à cette activité: la proximité du jeu, l’anonymat et l’absence de garde-fous. En ligne, il n’y pas d’arrêt dans le jeu pour sortir fumer une cigarette ou retirer de l’argent au guichet automatique, ni de procédure d’auto-exclusion du site, comme au casino. L’anthropologue Élizabeth Papineau, qui a travaillé sur les jeux de hasard en ligne, juge qu’«ils entrent dans la catégorie des jeux les plus à risque. Il n’y a personne pour arrêter le joueur, plusieurs repères qui pourraient le rattacher à la réalité disparaissent. Il y a là une facilité de jouer beaucoup.»
Le phénomène du jeu en ligne est encore peu documenté. Les rares données disponibles sur la question laissent toutefois entrevoir que ses adeptes seraient plus nombreux à éprouver des problèmes de dépendance que les amateurs de jeux plus «traditionnels», tels les loteries et les jeux instantanés (gratteux). Ainsi, la dernière grande étude portant sur les habitudes de jeu de l’ensemble des Québécois, réalisée en 2002, révélait que bien que les adeptes des casinos virtuels ne représentaient que 0,3 % du nombre total de joueurs, ils avaient un taux d’addiction de 9,1 %, comparé à 1 % dans la population en général et de 10 % à 20 % parmi les utilisateurs d’appareils de loterie vidéo.
De plus, le poker, qui représente une grande part de l’offre disponible sur la Toile, figure parmi les jeux de hasard qui occasionnent le plus de problèmes de dépendance. Une étude réalisée sur un échantillon, trop modeste pour être généralisé, de la région de Québec a permis d’apprendre que 6 % des joueurs de poker éprouvaient des problèmes de dépendance au jeu.
Malgré ces chiffres préoccupants, le membre de la coalition Emjeu (un groupe de militants opposés à la façon dont le gouvernement québécois gère l’offre de jeux de hasard dans la province) Alain Dubois, croit qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre-mesure. «En ce moment, ce sont les appareils de loterie-vidéo qui sont responsables de la quasi-totalité des cas en traitement.» Selon lui, l’illégalité du jeu en ligne freine son développement. Il souligne les risques de fraudes et de non-paiement des gains qui rebuteraient plusieurs joueurs invétérés.
Des dépenses illimitées
Michel a d’ailleurs été victime des façons de faire peu honnêtes des administrateurs de certains sites. Dans son cas, le casino virtuel l’a laissé dépenser bien au-delà de sa limite de crédit. «Je jouais tous les jours en me disant que quand ma limite serait atteinte, l’utilisation de ma carte de crédit me serait refusée… J’ai dépensé trois fois ma limite de crédit. Quand le compte est rentré, je n’en revenais même pas. Quand tu joues avec du cash, tu sais combien tu as en entrant et combien tu as perdu en sortant. Quand tu joues avec une carte de crédit, tu ne sais pas grand-chose.»
Certains intervenants auprès des joueurs à problème croient que le jeu en ligne devrait être légalisé pour éviter les abus. La psychologue et chercheure Magali Dufour croit qu’il serait «plus porteur de travailler à partir des sites, faire de la prévention en ligne, sur les sites et auprès de la population en général». Alain Dubois juge au contraire que le gouvernement québécois devrait appliquer des lois qui ne seraient pour l’instant que théoriques. Il donne l’exemple des États-Unis où les transactions par carte de crédit sur les sites de jeux de hasard sont automatiquement bloquées et où un propriétaire de casino virtuel a déjà été arrêté. «C’est plus facile à gérer que les sites de pédophilie, car, dans le cas des casinos, tout est public. C’est donc une question de volonté et l’inaction du gouvernement est inquiétante.»
Alain Dubois croit que cette inaction gouvernementale est un prélude à la légalisation du jeu en ligne, qui ferait éventuellement partie de la gamme de jeux offerts par Loto-Québec (LQ). Il soutient que la société d’État a embauché plusieurs concepteurs de jeux vidéos et qu’elle planche actuellement sur différents concepts de jeux pour la Toile.
Le porte-parole de LQ, Jean-Pierre Roy, reconnaît que différents produits informatiques sont développés par son entreprise, notamment pour être vendus à des sociétés de loteries de l’extérieur du Québec. Il nie toutefois que LQ songe à lancer des casinos virtuels. «Selon les données que nous avons compilées, les jeux en ligne ne seraient pas très rentables au Québec, notamment en raison de la taille modeste du marché. Nous avons de plus des questionnements quant aux possibles effets néfastes d’un type de jeu qui se pratique seul et à domicile. Les autres formes de jeux offerts par LQ impliquent tous des contacts sociaux, ce qui encourage un jeu plus modéré.»
Les gens comme Michel devront vraisemblablement apprendre à composer avec un environnement où le jeu est omniprésent. «Certains disent que les vidéo-pokers sont criminels parce qu’on en trouve partout, qu’ils sont trop accessibles. Imagine que le vidéo-poker est dans ta maison et au bureau, disponible en tout temps, accessible d’un clic de souris. C’est ça le jeu sur Internet, un enfer.»
Las Vegas, Macao et … la Rive-sud de Montréal
La réserve mohawk de Kahnawake, située à quelques kilomètres au sud-ouest de Montréal, abrite la plus grande concentration de casinos virtuels au monde, soit 460 en 2008. Malgré l’illégalité de la pratique au Canada, les gouvernements fédéral et provincial ne sont jamais intervenus pour mettre fin aux activités de la Mohawk Internet Technologies (MIT), l’entreprise responsable des installations. MIT est une création du Conseil de bande de Kahnawake. Les profits générés par l’entreprise sont investis dans la communauté. Les responsables de MIT se défendent d’héberger des casinos virtuels sur leur territoire. Ils affirment diriger plutôt une entreprise de fourniture de serveurs et de bandes passantes, sans égard aux activités des utilisateurs de leurs installations.
Selon la firme newyorkaise de consultants Christiansen Capital Advisors, qui se spécialise dans l’observation et l’étude de l’industrie des jeux de hasard, des revenus de près de 23 milliards de dollars ont été engendrés par le jeu en ligne en 2009, une croissance fulgurante comparée aux 3 milliards générés en 2001.
Loto-Québec fournit, pour sa part, 200 millions de dollars par année au gouvernement québécois, soit 0,003 % du budget public.
François Richard
Illustration: Louise Pianetti-Voarick
Reflet de Société, Vol 18, No. 1, Septembre/Octobre 2009, p. 24-25