Un livre par an : Paul Auster est prolifique. Son dernier roman, Man in the dark (ou Seul dans le noir pour la traduction française chez Actes Sud) m'avait laissé sur ma faim, déçu. Avec ce nouveau titre assez mystérieux, Invisible, qui se lit bilingue de la même façon en anglais et en français, Auster rompt avec l'univers un peu décalé (j'ai envie de dire intracrânien) qu'il a développé dans ses deux derniers livres pour revenir à une intrigue plus classique. Le livre aurait aussi bien pu s'appeler 1967.
Invisible est peut-être le petit frère mort-né de Moon Palace : imaginons ce qu'il aurait pu être s'il avait vécu. L'intrigue est découpée en quatre parties, le livre est lui-même un exercice de style. Le début est complètement académique, c'est à dire qu'il déçoit : on y découvre un nouveau double de Paul Auster lui même, Adam Walker, jeune étudiant de Columbia à la fin des années soixante. Ce jeune homme fait une rencontre qu'il ne devrait sans doute pas faire. S'en suit un pacte faustien, des péripéties. L'élément perturbateur est un meurtre qui arrive trop vite et repart rapidement. La violence de l'instant déforme ensuite la suite de la trame narrative. Une soixantaine de pages inaugurales sans grand génie qui ne semble pas vouloir chercher grand chose.
Ensuite la véritable structure du roman se met en place. L'auteur ne semble pas très intéressé par ses personnages et ne prend aucun scrupule à les éclater pour mieux installer son projet de narration difforme. Auster renoue ici avec les récits dans le récit, les digressions fictionnelles et surtout joue avec les points de vue, ce qu'il n'avait peut-être plus fait (aussi bien en tout cas) depuis Ghosts (Revenants), deuxième récit de la Trilogie New-Yorkaise. L'histoire se déroule, fragmentée, syncopée, elle plonge le lecteur dans une situation d'entre-deux très stimulante : où est l'histoire racontée, qui raconte, quand commence et quand se termine telle ou telle digression, qui sont les personnages présentés ? Invisible (roman au titre mystérieux qui présente en réalité la figure ambigüe de l'auteur de fiction : à jamais absent du récit mais en même temps omniprésent) est aussi (surtout) un roman sur la fiction elle-même, sa difformité, sa monstruosité (d'où le rapprochement avec Moon Palace esquissé précédemment).
As for the names, they have been invented according to Gwyn's instructions, and the reader can therefore be assured that Adam Walker is not Adam Walker. Gwyn Walker Tedesco is not Gwyn Walker Tedesco. Margot Jouffroy is not Margot Jouffroy. Hélène and Cécile Juin are not Hélène and Cécile Juin. Cedric Williams is not Cedric Williams. Sandra Williams is not Sandra Williams, and her daughter, Rebecca, is not Rebecca. Not even Born is Born. His real name was close to that of another Provençal poet, and I took the liberty to substitute the translation of that other poet by not-Walker with a translation of my own, which means that the remarks about Dante's Inferno on the first page of this book were not in not-Walker's original manuscript. Last of all, I don't suppose it is necessary for me to add that my name is not Jim.
Westfield, New Jersey, is not Westfield, New Jersey. Echo Lake is not Echo Lake. Oakland, California, is not Oakland, California. Boston is not Bston, and although not-Gwyn works in publishing, she is not the director of a university press. New York is not New York, Columbia University is not Columbia University, but Paris is Paris. Paris alone is real. I managed to keep it in because the Hôtel du Sud vanished long ago, and all recorded evidence of not-Walker's stay there in 1967 has long since vanished as well.
Paul Auster, Invisible, Henry Holt and Company, P.260-261.
Invisible a les défauts de ses qualités : la structure du récit étant très agressive, l'intrigue elle-même s'en trouve ramollie. On ne se passionne pas vraiment pour les destins croisés des personnages. Les retournements de situation n'en sont pas, les situations elles-mêmes sont relativement peu crédibles, puisqu'appartenant uniquement au domaine de la fiction. Comme Moon Palace avant lui, Invisible trouve le moyen de ne rien raconter, d'explorer du vide, tout en noyant le texte sous une profusion d'éléments, de micro-histoires enchaînées les unes aux autres, enchâssées les unes dans les autres. La fiction étant un univers où tout est malléable : tout, dans ce roman, est bien malléable.
Le texte n'en est pas moins agréable et l'histoire plaisante à suivre. Mais le récit principal est lui-même complètement désamorcé par l'ambiance générale du roman. On aurait tout aussi bien pu imprimer le mot Fake sur la couverture, puisque tous les efforts du texte convergent vers ce point fondamental dans l'Oeuvre de Paul Auster : la fiction s'érige comme falsification du monde, c'est la fameuse dualité « Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde » qui est ici mise en pratique, une nouvelle fois.
And so it happens that one afternoon, just two weeks after you earned your job with the only perfect test score of the annals of pagedom, as you find yourself on yet another shelving foray, working in an aisle of medieval German history, you are half starled out of your wits when someone taps you on the shoulder from behind. You instinctively wheel around to confront the person who touched you (…) and there, much to your relief, is Mr. Goines, looking at you with a sad expression on his face. Without saying a word, he lifts his right hand into the air, crooks his forefinger at you, and with an impatient, wiggling gesture beckons you to follow him. The little man waddles down the aisle, turns right when he comes to the corridor, walls past one row of shelves, then a second, and makes another right turn into an aisle of medieval French history. You and your cart were in the aisle hust twenty minutes earlier, shelving several books on life in thenth-century Normandy, and sure enough, Mr. Goines goes straight to the spot where you were working. He points to the shelf and says, Look at this, and so you bend down and look. At first, you fail to notice anything out of the ordinary, but then Mr. Goines pulls two books off the shelf, two books separated by a distance of about twelve inches, with three or four books standing between them. Your supervisor shoves the two books close to your face, maling it clear that he wants you to read the Dewey decimal numbers affixed to the spines, and it is only then thath you become aware of your error. You have reversed the placement of the books, putting the first where the second should be and the second where the fisrt should be. Please, Mr. Goines says, in a rather supercilious voice, don't ever do it again. If a book is put in the wrong place, it can be lost for twenty years or more, maybe forever.
P.101-102.
Dans Invisible, Paul Auster s'amuse aussi à enfoncer les clichés (cf. l'extrait ci-dessus) et à jongler avec ses propres récurrences : sa fameuse « musique du hasard » mais surtout celle de l'écrivain qui assume le fait de ne pas être lui, qui utilise des astuces pour distribuer son identité dans ses livres (lire le passage où le narrateur déclare qu'il arrive parfois qu'un auteur donne son nom à l'un de ses personnages, faisant directement références à Cité de verre, le premier volet de la Trilogie New-Yorkaise). Il s'amuse également avec la notion même de récit, car tous les éléments mis en ordre dans ce livre sont des récits eux-mêmes : l'intrigue principale, bien sûr, mais aussi le récit cadre qui voit un Auster-bis recoller les morceaux des différents puzzles, les témoignages des différents personnages, les uns à la suite des autres, et, également, toutes les suppositions faites, les non-dits, les fantasmes laissés entre parenthèses. Tout est récit, tout est fiction, y compris chaque parole prononcée (profusion de dialogues dans ce livre) : celle-ci n'étant qu'un mensonge de plus à la face du monde, une démonstration parfaite de la subjectivité de chacun qui prend forcément part à la fameuse « multiplicité des points de vue ». C'est aussi une fiction qui ne prendra jamais fin : on ne peut pas être sûr. On raconte des histoires, dans tous les sens du terme. On invente. L'affabulation fait aussi partie du récit. Le roman se perd justement « dans l'invisible », comme découpé en petits fragments qui deviendront ensuite poussière, puis rien du tout.
Invisible est l'envers de Man in the dark : décevant et anodin au début, vaste et plein de possibilités à la fin. Il s'agit d'un véritable thriller, thriller qui ne dévoile rien, sinon un jeu permanent d'auteur-lecteur sur les conteurs, les manipulateurs de la fiction. Celui-ci prend forme, notamment, grâce à la multiplicité des points de vues et des techniques de narration (passage du je au tu au il au elle, très ingénieux). Reproche que l'on pourrait faire à ce livre : écrit trop vite, peut-être pas réellement complet. Mais dense et vide à la fois, comme Moon Palace avant lui. J'aime ce paradoxe.