« L‘institution de recherche scientifique la plus accomplie était sans conteste, à Ibansk, le Q. On l’avait édifié en suivant non pas le dernier cri de la science et de la technique, mais le cri qu’elles ne devaient émettre que bien des siècles plus tard. Il fut créé par des Ibanistes-futurologues.
Cent bâtiments en tétracycline et trichloréthane, qui formaient un tout indivisible. Cent millions de collaborateurs. Parmi eux dix mille Académiciens, vingt mille Membres-Correspondants, cinquante mille Membres-Cochercheurs, cent mille Membres Colécheurs, cinq cent mille Sages de Première Catégorie (les Saprecats), etc. Bien sûr, il y a bien eu un peu de bousculade, au début, au poste de garde, où on vérifiait les laissez-passer et fouillait les poches (ils piquent tout, ces salauds !). Mais les mathématiciens prirent les choses en main. On fit passer les collaborateurs par deux ou même par trois et la cohue disparut. Et surtout, il y avait une automation complète de tout le complexe de recherches et d’activités. On prenait les caractéristiques des flux biologiques de chaque collaborateur et on les fourrait dans l’Ordinateur qui occupait neuf corps de bâtiments sur les dix.
On installa partout des cellules photoélectriques qui fixaient la présence ou l’absence d’un collaborateur dans les bâtiments du Q, sa position et ses déplacements à l’intérieur des bâtiments. Le matin, à l’heure voulue, il suffisait au Collaborateur de se mettre sur une chaîne qui remmenait à l’intérieur du bâtiment à une vitesse proche de celle de la lumière. Là, un système d’ascenseurs l’amenait à son travail. Sur son bureau, il y a avait déjà des feuilles de papier spéciales, qui, au bout d’un certain temps, allaient dans des appareils de lecture et d’analyse spéciaux. Ceux-ci transformaient ces feuilles en colonnes de chiffres et les envoyaient à l’Ordinateur, qui vérifiait la qualité du travail et mettait une note, les résultats partaient dans l’Ordinateur-Conclueur et ensuite au Noteur-Payeur. Cela se passait ainsi tous les jours. Deux fois par mois, les collaborateurs allaient au Département payeur, où ils recevaient (toujours de façon automatique) ce qu’ils avaient gagné [...] : le salaire, les primes, les décorations, les titres, les grades, les punitions. Il est intéressant de noter que la conscience avait déjà atteint alors un niveau si élevé, et la science avait si profondément pénétré dans les secrets de la matière qu’on observait très strictement le principe : plus le poste est élevé, plus la récompense sera élevée, et plus le poste est subalterne, plus la punition sera sévère.
Tout allait pour le mieux. Le Plus Petit Chercheur Sans Titre (PPCST), alias Ducon, recevait, comme il se doit, quelques centimes, ne voyait jamais de primes, mais en revanche, il recevait, à titre de compensation, force remontrances. Et soudain l’Ordinateur déclara un beau jour que Ducon avait en fait gagné beaucoup plus que le directeur du Q lui-même. L’institut se figea de stupeur. La nouvelle se répandit dans Ibansk à la vitesse d’un éclair. Est-il possible qu’il y ait, à Ibansk, un génie sans titre, sans grade, sans échelon et sans fonction, chuchotaient les Ibaniens. Impossible! Une génie qui ne soit pas un directeur? Et même pas un Saprecat? Impossible! Et pourtant, il paraît qu’il y a eu une période où ce genre de choses arrivait assez souvent… Tenez, le Barbouilleur, par exemple. Il n’a jamais été un chef I Si, voyons, disaient d’autres Ibaniens, mieux informés ! Le Barbouilleur a été Chef de la Direction centrale pour la Sculpture en Merde cuite ! »
Alexandre Zinoviev, Les hauteurs béantes, Coll. Bouquins, Robert Laffont