Les expériences socialistes du XXe siècle n’ont pas transformé le monde. Le modèle soviétique exporté dans les pays du « socialisme réel » a définitivement échoué. Le communisme reste une valeur d’avenir s’il sait penser du local au planétaire.
Les deux responsables politiques se livrent à un entretien croisé.
A lire dans l’Humanité aujourd’hui, notre dossier spécial la chute du mur, 20 ans après.
La chute du mur de Berlin, les transformations d’ordre géostratégique qui s’en sont suivies, les campagnes idéologiques sur la fin de l’histoire consacrant le capitalisme comme seule forme de gestion de la société, autant de sources de réflexion et de thèmes de débats pour tous les progressistes. En ce jour de 20e anniversaire de la fin de la division de Berlin, nous avons posé les mêmes questions à deux personnalités, Marie-George Buffet, secrétaire nationale du Parti communiste français, et François Hollande, député de Corrèze, ancien premier secrétaire du Parti socialiste, qui ont accepté de se livrer à l’exercice de l’entretien croisé.
La chute du mur de Berlin est l’événement le plus marquant dans le processus d’effondrement du « socialisme réellement existant », c’est-à-dire du modèle soviétique. Quels enseignements votre parti en a-t-il tirés ?
Marie-George Buffet. L’effondrement, avec le mur de Berlin, des régimes dits du socialisme réel, du pacte de Varsovie, c’est le résultat de l’incapacité de ceux-ci à apporter des réponses adaptées aux grands défis du XXe siècle : début de la globalisation, révolutions technologique et informationnelle… Mais surtout, ces régimes ont été incapables de répondre au grand défi démocratique, aux aspirations montantes des peuples. L’aspiration des hommes et des femmes à maîtriser leurs destinées, à être libres comme égaux, à être auteurs des choix les concernant du local au mondial a été niée, voire combattue. Étatisme, bureaucratisme, autoritarisme, l’absence de démocratie et de liberté, source de souffrances humaines, est également cause de choix économiques et stratégiques erronés, dépassés. Le grand enseignement est qu’aucun changement réel et durable ne peut se construire, aucune avancée de civilisation ne peut se produire si les citoyens et les citoyennes n’en sont pas partie prenante. J’ajouterais qu’on ne peut répondre aux besoins humains, assurer les mutations de son temps dans l’enfermement. La division du monde en deux blocs, dont le mur était l’expression, a placé les deux camps dans l’incapacité de répondre aux grands défis du siècle. Ces défis de développement équitable appellent non une logique de domination, mais celle des coopérations ; l’humanité vit une seule aventure !
François Hollande. La chute du mur de Berlin nous montre qu’on ne peut bâtir un projet de transformation sociale sans développer la démocratie et la performance économique pour satisfaire les besoins de la population. Or, sur ce double terrain, le soviétisme a échoué. C’est par un approfondissement de la démocratie que l’on permet l’égalité humaine. Le second enseignement, c’est qu’il n’y a pas de réussite sociale sans progrès économique majeur, sans création de richesses, et sans la présence d’un marché. Sans un certain nombre d’activités et un État qui puisse fonder l’intérêt général. C’est cette conjugaison entre marché et État qui nous permet d’avoir à la fois l’efficacité économique et l’utilité sociale.
Ces événements ont donné lieu à des jugements définitifs sur « la mort du communisme » et « la fin de l’histoire ». Avec le recul, que vous inspirent ces thèses très répandues au début des années quatre-vingt-dix ?
François Hollande. L’effondrement du soviétisme, et du mur qui en était le symbole, a donné au libéralisme un espace qu’il n’avait jamais eu depuis un siècle. La mondialisation s’est constituée avec la chute du mur. À partir de ce moment, le marché a tout envahi. Mais c’était une conclusion provisoire car le libéralisme, on l’a bien vu avec la crise ouverte depuis deux ans, a montré ses contradictions, ses faiblesses, et ses excès. Ceux qui avaient amorcé la critique du capitalisme l’avaient démontré depuis longtemps. Ce n’est pas la fin de l’histoire. C’est le début d’une autre histoire, contradictoire, avec des conflits entre les défenseurs du libéralisme et les progressistes. Ce n’est pas non plus la mort du communisme. Le communisme demeure une utopie, c’est une réalité.
Marie-George Buffet. Certains s’irritent du temps d’antenne qui est consacré à cet anniversaire… Je trouve au contraire que c’est un moment exceptionnel pour travailler sur les raisons de ce terrible échec et sur les conditions de l’alternative aujourd’hui ! Car, vingt ans après « la fin de l’histoire », le capitalisme, dont on nous avait dit qu’il était le moteur irremplaçable et inégalable de nos sociétés, est en crise. Famines, conflits, pandémies, crises sociales, écologiques et démocratiques, vingt après, la question du dépassement du capitalisme se pose comme jamais. Les politiques libérales ont sauvé les banques, mais elles sont incapables de sortir la planète de cette crise car elles en accompagnent les mécanismes. Vingt ans après, nous assistons à une crise du système, nous constatons l’échec des réponses libérales et sociales-libérales, l’urgence est à la construction d’une nouvelle alternative. Les communistes sont de ce chantier. Malgré les revers que nous avons connus, notre combat rénové pour dessiner une société nouvelle par la convergence de toutes les luttes émancipatrices prend toute son actualité et appelle un engagement politique décuplé.
Le monde est devenu unipolaire. Est-il devenu plus sûr et l’ordre international plus juste ?
Marie-George Buffet. Alors que la situation appelle une responsabilité partagée des pays du monde, volonté de domination et de pillages des ressources se conjuguent avec tensions et guerres. C’est le « choc des civilisations », le camp du « bien » contre le camp du « mal ». Le capitalisme n’est plus opposé à un « bloc extérieur », les crises procèdent d’abord de lui-même.
François Hollande. Deux systèmes se faisaient face, deux hyperpuissances se faisaient compétition. Il y avait certes des risques dus à la course aux armements, des conflits locaux, notamment déjà en Afghanistan, mais il y avait aussi une forme d’équilibre. Dès lors que le soviétisme s’est effondré, les tenants du modèle unique ont considéré qu’ils pouvaient tout se permettre, que tout pouvait se marchandiser. Tous ceux qui veulent de la régulation, un monde multipolaire, doivent réintroduire des éléments de rapports de forces pour que le monde ne soit pas gouverné uniquement par des considérations fondées sur le profit. Depuis plusieurs années, des mouvements se sont renforcés : les pays émergents, la Chine, l’Inde ont voulu prendre leur place dans le concert mondial. En Amérique latine, des pays veulent faire prévaloir des valeurs fondées sur la lutte contre les inégalités, des mouvements non étatiques, des ONG qui agissent pour une mondialisation qui soit équilibrée et maîtrisée, pour un autre monde. Sous la pression des réalités, des pays, notamment en Europe, sont convaincus qu’il faut renforcer les organisations internationales. Même en France, on sait que je combats le président de la République, mais je suis d’accord quand il propose la création d’une organisation mondiale de l’environnement, qu’on élargisse le G20, qu’on renforce les pays émergents dans le FMI. Une démocratisation s’impose dans le fonctionnement des organisations internationales.
Comment peut-on penser changer le monde au XXIe siècle après les échecs du XXe siècle Le soviétisme a définitivement échoué, la social-démocratie n’a pas changé la vie. À quelle condition les idées de communisme et de socialisme peuvent-elles avoir valeur d’avenir ?
Marie-George Buffet. Le communisme sera porteur d’avenir si, d’abord, il se conjugue avec une nouvelle étape démocratique : avec de nouvelles avancées des droits et des libertés, une nouvelle conception des pouvoirs dans la cité comme dans l’entreprise, de nouvelles institutions aux plans national, européen et mondial. Il nous faut promouvoir une nouvelle maîtrise sociale des richesses naturelles et de celles créées par le travail et l’activité humaine, afin que celles-ci soient source de progrès pour tous et toutes et de développement pour les générations futures. Intérêt général, droits, solidarités, épanouissement, libertés, maîtrise sociale, égalité, coopération, vingt ans après, il faut abattre les murs de la financiarisation, de la centralisation des pouvoirs, de l’exploitation en ne faisant jamais l’impasse sur le levier : la démocratie.
François Hollande. Il faut se garder de vouloir faire le bonheur des individus sans leur consentement, se garder des idées totalisantes, de l’homme nouveau, on a vu où ces idées ont pu conduire. En revanche, il faut toujours promouvoir l’utopie, c’est-à-dire la possibilité de construire une autre société avec des valeurs de l’échange, de la coopération, de l’égalité. Cette utopie, il faut la rendre possible. C’est pourquoi Je suis socialiste et social-démocrate. Je suis pour un mouvement continu d’extension de la démocratie, du bien public, tout en respectant les règles de l’économie. On ne construit pas une société de progrès sur l’incapacité de produire. Le progrès, c’est une volonté humaine de permettre des améliorations, de permettre aux hommes et aux femmes de vivre mieux Le communisme et le socialisme sont des idées nées au XIXe siècle qui ont parfois été dévoyées, oubliées, mais les idées républicaines et révolutionnaires de l’émancipation humaine qu’elles portent restent à promouvoir.
Entretien réalisé par Jean-Paul Piérot