"Vous cherchez quelque chose ?". Le jeune homme en veste kaki leva les yeux du bac dans lequel il fouillait depuis de longues minutes. "Non, je regarde juste", répondit-il avec un sourire poli.
Il avait l’air de s’ennuyer ferme, le vendeur.
Dans le froid de l’automne, piégé dans cette brocante en plein air tout juste fréquentée par les volutes venteuses et quelques promeneurs égarés, il maudissait sa crédulité. Encore une journée d’foutue. On lui avait promis du monde, du beau temps, des collectionneurs de 33 tours et des fans de Johnny. Tu parles ! Ce n’était pas un client comme le binoclard en face de lui qui allait l’aider à rentabiliser son déplacement. Tout juste pourrait-il éventuellement le distraire de cet ennui dans lequel il s’enfonçait depuis une ouverture bien trop matinale. Il se demandait s’il avait eu autant de mal que lui à trouver l’emplacement. Venir de si loin pour ça… Sûr que cette fois-ci, il n’avait pas eu de problème pour se garer. Et personne pour râler pendant qu’il déchargeait ses cartons de vinyles. C’était déjà ça.
- Vous avez de quoi les lire ?, demanda-t-il dans l’espoir d’engager cette fois une véritable conversation.
- Pardon ?
- Les 33 tours, vous pouvez les écouter ?
- Bien sûr, encore heureux !
- Je demande, vous savez, parce qu’il y a plein de jeunes qui m’achètent des disques mais qui n’ont même pas de platine pour les lire…
- Je ne suis plus si jeune que ça.
- Plus que moi en tout cas…
Le plus si jeune homme acquiesça d’un air entendu. Mais, peu disert, il referma de lui-même la parenthèse.
Mais il croyait quoi, celui-là ? Qu’il n’avait jamais connu que le cd ? Apparemment, le vendeur ne se doutait pas que les disques qu’il achetait adolescent avaient longtemps été des vinyles. Sa première platine laser, celle que lui avait donné son père, il avait dû l’avoir à l’orée des années 90, pas avant. Se doutait-il seulement de cette coquetterie langagière que lui reprochaient ses amis, sa propension maladive à parler de ses microsillons plutôt que de ses 33 tours ?
Occupé à défaire le cellophane entourant son jambon/beurre, le disquaire ne le vit pas attaquer pour la énième fois la rangée de bacs pop/rock. Tandis qu’il en avalait la dernière bouchée, l’acheteur hésitant se disait qu’il fallait vraiment qu’il se décide entre tous ces disques qu’il venait de repérer. Il devait rentrer maintenant. Il lui avait promis que cette fois-ci il n’y passerait pas la journée. D’autant plus qu’il devait, le soir même, aller filmer Sticky Feet en studio. Il l’avait promis à Julien. Maintenant que le groupe était signé, il n’allait pas arrêter l’enregistrement de leur épopée balbutiante sous prétexte qu’il devait se comporter en adulte responsable. Il savait bien qu’elle allait en faire un drame, lui reprocher encore une fois de lui laisser le bébé sur les bras. Tant pis. Il tendit Ram, Ummagumma et le troisième Zep au vendeur solitaire. Il aurait tant aimé rester là encore un peu, faire le tri complet de ce bac funk qu’il n’avait fait que survoler tout à l’heure.
Il était déjà trop tard pour réagir quand les doigts graisseux du disquaire se posèrent sur la pochette du McCartney. Le vendeur dût remarquer son regard rivé au disque souillé car il saisit aussitôt une serviette en papier sur le rebord de son stand pour s’essuyer grossièrement les mains. Le petit mec qui désormais le flinguait du regard avait bon goût. Rien de décisif, certes, pas très aventureux, mais rien à redire sur ses choix. Il était juste un peu surpris qu’il écoute à son âge de si vieux trucs. De si vieux trucs ? La boule d’angoisse remonta soudain quand il se rendit compte que lui n’avait écouté aucun de ces trois disques depuis plus de vingt ans. Il glissa les reliques dans un sachet en plastique.
Le vent redoublait d'ardeur, lui sembla-t-il. Alors que le garçon signait son chèque, un éclair, au loin, zébra le ciel fondu au noir. Ouais, l’après-midi s’annonçait vraiment merdique.