Par Robert Misrahi (Philosophe)
Né à Amsterdam, dans une famille juive d'origine portugaise ayant fui l'Inquisition, Baruch Spinoza (1632-1677) a
voué sa vie et son œuvre à défendre la liberté de philosopher. Ce qui lui valut d'être excommunié de la communauté juive pour hérésie (1656) et de voir ses écrits condamnés par les autorités
religieuses et civiles. Principaux ouvrages: «Traité de la réforme de l'entendement», «Traité théologico-politique», «Ethique».
En plein XVIIe siècle, face au calvinisme puritain et au judaïsme orthodoxe, le philosophe d'Amsterdam invente une éthique de la joie de vivre qui reste plus
actuelle que jamais
La philosophie de Spinoza m'a toujours
paru la meilleure préparation à une réflexion éthico-politique pour notre temps - singulièrement dans la situation de crise généralisée qui est la nôtre. Car c'est bien pour résoudre une
véritable crise, et le désarroi qu'elle engendre, qu'il se propose de construire à neuf une philosophie intégrale - c'est-à-dire une éthique découlant d'une ontologie et entraînant une
politique.
Spinoza ne part pas directement du bonheur proprement dit. Il pose d'abord la question de fond: si tous les biens
ordinairement poursuivis sont vains, éphémères et fragiles, qu'est-ce donc qu'un «bien véritable» (nous dirions: une valeur véritable), un bien qui pourrait nous faire accéder à une joie
extrême, parfaite et durable? En réponse, il ne propose ni un ascétisme spiritualiste ni un matérialisme libertin. Mais d'abord de mieux connaître la Nature qui nous enveloppe et la nature de
l'être humain.
Il n'existe qu'un seul monde, et c'est la Nature. Elle est infinie et déterminée, et surtout elle est une. On peut, si l'on veut, l'appeler «Dieu» («Deus sive Natura»). Le dualisme traditionnel Dieu-monde est clairement dépassé et combattu par un philosophe que ses contemporains tenaient à bon droit pour athée. Pour nous, modernes, cette révolution spinoziste nous apprend que toute réflexion éthique et politique doit commencer par la laïcité et non par une religiosité vague, toujours capable d'intégrer l'intolérance et la violence.
Une fois déblayé le terrain métaphysique, Spinoza peut construire une anthropologie philosophique: il faut connaître l'homme tel qu'il est avant de lui proposer une
nouvelle morale et une nouvelle sagesse. Et ici, aussi, la pensée de Spinoza s'avère tranquillement révolutionnaire. Il affirme d'abord l'unité de l'homme: l'esprit n'est pas une âme mais la
conscience du corps. Et l'essence de cet individu unitaire est le désir. Un discours que nos contemporains sont tout prêts à entendre. A la différence de Schopenhauer (qui fait du désir l'origine indépassable de la souffrance), de Nietzsche (qui enlève au dionysiaque toute forme de conscience), ou de Freud (persuadé de l'impossible satisfaction du désir), Spinoza décrit le désir comme une puissance de vie, un conatus, un
«effort pour persévérer dans l'être». A la différence des idéalistes comme Platon,
Descartes ou Kant, il ne considère pas le désir comme une force aliénante et coupable mais comme le légitime mouvement vers
l'estime de soi et la joie de vivre.
Certes, il existe des «passions» qui nous aliènent, mais il sait opérer la distinction nécessaire : ce n'est pas
le désir comme tel (l'affectivité) qui est aliénant, c'est le désir lorsqu'il est dévoyé par l'ignorance et l'imagination. Pour accéder à une joie solide, il y a donc bien lieu de se libérer des
passions (notre temps, confronté au fanatisme, à l'arrivisme et à la cupidité, en aurait bien besoin), mais cela ne peut se faire que par la transformation du désir passif en désir actif, éclairé
par la connaissance et tamisé par le souci d'une liberté véritable. Muni de cette anthropologie du
désir, Spinoza peut enfin nous proposer une éthique. Celle-ci aura pour ainsi dire deux étages, comme une fusée.
L'éthique humaniste de la joie
D'abord une morale «utilitaire» de la «conservation de son être» (nous dirions santé, sécurité, confort matériel,
jouissances concrètes, justice) et de la joie de vivre. Spinoza précise: il ne s'agit pas de n'importe quels plaisirs, il s'agit de la recherche de «l'utile propre», c'est-à-dire de ce
qui nous est personnellement le plus utile. C'est par la réflexion et la connaissance que l'individu saura quels sont les «biens» concrets qui seront le mieux adaptés à sa personnalité singulière
et à son projet de vie libre et heureuse. Ce premier moment de l'éthique n'est pas une spontanéité aveugle et libertaire des plaisirs et des instincts, il est une maîtrise de sa vie, dans la
perspective d'une existence à la fois épanouie, amicale et intelligente. Pour parvenir à ce stade, il est impératif de combattre les préjugés: la «superstition religieuse», le culte du
remords ou de la pitié, les doctrines de la souffrance et de la culpabilité.
«Seule une superstition farouche et triste peut interdire qu'on se réjouisse. Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chasser la mélancolie? Aucune
divinité, nul autre qu'un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine...»
Pourvu qu'ils ne nuisent à personne, tous les plaisirs sont donc légitimes. Ils seront le fait de «l'homme libre»
lorsqu'ils seront réfléchis, autonomes et spécifiques.
En plein XVIIe siècle, face au calvinisme puritain et au judaïsme orthodoxe, cette éthique de la joie de vivre est une véritable doctrine libertaire et révolutionnaire. On l'a souvent liée à la montée
de la bourgeoisie dans la Hollande d'alors. A tort. Chacun est concerné par l'accès à la jouissance de la vie et de ses joies. Et, comme on le sait, les guerres de religion, assorties de
meurtres, croient toujours se justifier par des discours ascétiques. C'est l'amour de la vie qui est du côté du progrès.
Ensuite une sagesse intérieure de la «béatitude», c'est-à-dire de la joie extrême et parfaite. Ces deux niveaux ne
marquent pas une différence de valeur mais la succession de deux moments de la réflexion et de la vie. C'est seulement en passant par le premier stade de l'éthique (une morale simple et laïque du
bonheur concret et maîtrisé) que «l'homme libre» est en mesure d'accéder à son second stade, le niveau ultime de la sagesse existentielle.
Ces deux moments sont indissociables car ils concernent tous deux notre «félicité», comme dit Spinoza, c'est-à-dire notre bonheur: à la fois nos conditions
de vie et la signification même de notre existence. C'est parce qu'ils séparent ces deux moments que nos contemporains (à gauche comme à droite) sont dans l'incapacité chronique de construire une
politique humaniste digne de ce nom. Spinoza, quant à lui, savait qu'il avait à rechercher à la fois les conditions et les contenus de l'épanouissement individuel, «matériel» et «spirituel», et
la définition du meilleur gouvernement possible.
Le pacte social
Avant de décrire ce stade ultime de la joie qu'est la béatitude, nous devons au moins esquisser la
politique de Spinoza. Une société démocratique et pacifiée est la condition préalable au déploiement d'une existence personnelle heureuse et d'une sagesse de la joie extrême. C'est pourquoi
Spinoza conclut sa morale de l'utile propre par l'analyse du pacte social. Il introduit celle-ci par une réflexion qui devrait impressionner les esprits démunis de notre
temps: «L'homme qui est conduit par la raison est plus libre dans la société où il vit selon le
décret commun que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même.»
Le pacte, comme accord commun sur les désirs reconnus comme des droits et sur les désirs reconnus comme devant
être sacrifiés, permet le passage du droit de nature au droit civil, la loi étant seule garante de la sécurité et de la liberté de tous et de chacun. Sur cette base, Spinoza étudie ailleurs les
diverses constitutions possibles et laisse entendre que le gouvernement démocratique est le meilleur des gouvernements. Dans son projet, la souveraineté électorale serait la seule autorité
légitime, la terre pourrait être une propriété collective et les citoyens auraient le droit de posséder une arme. Enfin et surtout, «dans une libre République, chacun a toute latitude de
penser et de s'exprimer».
On le voit, toutes nos valeurs démocratiques, et notamment la laïcité et la liberté de croyance et d'expression,
s'enracinent d'abord chez Spinoza et ensuite seulement chez les philosophes des Lumières. Mais c'est par l'éthique existentielle de la joie que la politique trouve un souffle, une raison d'être
et une source d'inspiration. C'est parce qu'ils négligent ce lien fondateur entre l'existentiel et le politique que nos contemporains peinent à construire des politiques qui aient un sens et un
avenir.
Une certaine espèce d'éternité
Nous voici au terme de notre itinéraire spinoziste. L'homme de désir, libéré de ses passions, est devenu
l'homme libre, jouissant sereinement de ses plaisirs et de sa vie. Citoyen d'une libre République, il peut enfin se consacrer à sa quête ultime. Par «l'amour intellectuel de
Dieu» (c'est-à-dire de la Nature), le sage accède à «une certaine espèce d'éternité». Conscient de lui-même, du monde et des autres, il sait qu'il fait partie de la Nature et de ses
lois et qu'il peut se réjouir de lui-même et de sa vie. Certes, c'est la pensée du déterminisme universel qui lui confère force d'âme et sérénité, mais l'accord réfléchi avec lui-même, ainsi que
l'épanouissement de sa personnalité, lui confère aussi le sentiment d'une liberté vraie. Accédant à la plus intense quiétude, c'est dans la béatitude qu'il accède à l'expérience d'être. Au lieu
de n'exister, comme l'ignorant, que dans la souffrance et la passion, le sage (tout un chacun, s'il s'en donne la peine) «ne cesse jamais d'être et jouit toujours, au contraire, de la vraie
satisfaction de l'âme».
Cette jouissance d'être est à la fois active et contemplative, sensuelle et réfléchie. Cette exceptionnelle sagesse qui consiste à vivre pleinement sa vie tout en
la déployant dans une maîtrise sereine peut apparaître comme une utopie intempestive. Il n'en est rien. Ernst Bloch a bien montré que ce sont les «utopies» et non les mécanismes qui font
l'histoire. Disons aussi qu'une telle vision, une telle éthique à double étage (satisfaction intelligente du désir et joie de la plénitude) constitue précisément ce qui manque à notre culture et
qui pourrait sous-tendre et inspirer l'action politique. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que notre modernité, avec ses exceptionnels moyens de diffusion de la pensée, est
parfaitement capable de mettre en œuvre ces anticipations qu'on appelle à tort des utopies.
R.M.
(*) Robert Misrahi est philosophe, auteur de «Spinoza» (Entrelacs, coll. «Sagesses éternelles»), «le Travail
de la liberté» (Le Bord de l'Eau, 2008). A paraître: «l'Ombre et le Reflet», photographies de Minot-Gormezano, textes de Robert Misrahi (Skira-Fhmmarwn).
REMARQUES
J’ai deux observations à formuler sur le texte de
Robert Misrahi :
1) Ranger Platon parmi les idéalistes, aux côtés de Descartes ou de Kant, entre autres "philosopheurs" spiritualistes, c’est soit ne rien avoir compris à la philosophie de Platon, soit ranger le Christ, mystique authentique, comme le Lao-Tseu ou le Bouddha, parmi ces idéalistes, ou "pseudo-philosophes", qui « croient » en la coexistence possible de "deux" absolus. Or ceci est une impossibilité absolue par définition, ainsi que démontré more geometrico par Spinoza dans Éthique I.
Le Christ n'était pas un idéaliste, au sens où l'entend le "spiritualisme", ou scolastique pseudo-philosophique, car ce n'était pas un philosophe, ainsi qu'en témoigne l'absence totale de textes écrits. C'était un « mystique », et il s’exprimait oralement au moyen de courtes formules rejoignant néanmoins le terme ultime du penser spirituel, tel que celui-ci se manifeste aussi dans la philosophie véritable de Platon, de Giordano Bruno, de Spinoza et de Brunner, mais également dans l’Art et dans la Mystique, laquelle n’est à confondre ni avec la religion ni avec l’idéalisme.
L’une et l’autre, en effet, sont seulement des modes d’expression du penser superstitieux avec ses « deux » absolus: un Dieu créateur ET notre monde fictivement considéré comme absolu, comme ayant une existence absolument « absolue », alors que notre monde humain n’existe, en vérité, que « relativement » à notre entendement spécifique humain - en dehors de celui-ci, il n’a aucune réalité !
A l’inverse le « vrai » philosophe et le mystique authentique sont animés par l’amour de l’UN, ou amour de LA Vérité, laquelle ne peut être qu'UNIQUE, et cette certitude absolue mène aussi, dans le cas du Christ, à l’amour de tous les humains. Lui, en effet, n’est pas conduit superstitieusement à distinguer deux sortes d’humains par nature : les bons, nous, et les mauvais, eux, puisqu’il a dénoncé sans ambiguïté cette fable dans une parabole devenue millénaire, mais toujours actuelle !
Toutefois, ce qui demande plusieurs pages au philosophe pour démontrer LA Vérité de sa pensée du UN, le mystique authentique peut l’exprimer, dans toute la profondeur de la sienne, par une courte formule sublime, qui traverse néanmoins les millénaires, à l’exemple de celle du Christ proclamant: « Le Père et moi ne faisons qu’UN » - et pas « DEUX » ! ! ! Mais il n’est en rien responsable, si la foule superstitieuse a perverti sa Parole de vérité en déchirant le UN, faisant ainsi de lui le fondateur d’une religion dualiste qu’il n’a jamais voulu créer : son « Père », en effet, n’est rien d’autre que le "Dieu", ou substance de Spinoza ! ! !
2) Je mets en garde contre les propos de Robert Misrahi parlant de « construire à neuf une philosophie intégrale - c'est-à-dire une éthique découlant d'une ontologie et entraînant une politique », et déclarant : « La philosophie de Spinoza m'a toujours paru la meilleure préparation à une réflexion éthico-politique. », ou encore : « Et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater que notre modernité, avec ses exceptionnels moyens de diffusion de la pensée, est parfaitement capable de mettre en œuvre ces anticipations qu'on appelle à tort des utopies. »
En effet, si certains, à l’exemple des membres du cercle « Spinoza et nous », s’appuient sur Spinoza pour promettre un monde radieux, fort opportunément démenti en ce 9 novembre 2009, ce n’en est pas moins une manipulation et une tromperie de l’opinion. Si Spinoza était en avance sur son temps, sûrement en s’appuyant sur les exemples de démocraties de l’Antiquité, il n’a jamais laissé entendre pour autant que la philosophie, fut-elle aussi vraie que la sienne, conduirait jamais à un monde parfait - hormis DEMAIN, toujours DEMAIN, mais seulement DEMAIN !
Pour en témoigner, il me suffit de reproduire ces courts extraits de l’Éthique :
« Ils (les philosophes) se figurent sans doute, accomplir une œuvre sublime et atteindre à la plus haute sagesse en faisant l’éloge renouvelé d’une nature humaine fictive, pour accuser d’autant plus impitoyablement celle qui existe en fait. Car ils ne conçoivent point les hommes tels qu’ils sont, mais tels que leur philosophie les voudrait être. Aussi, au lieu d’une éthique, ont-ils, le plus souvent, écrit une satire ; quant à leur doctrine politique, elle est toujours inapplicable, elle évoque une sorte de chimère – à moins qu’elle ne soit destinée au pays d’Utopie, ou au siècle poétique de l’Âge d’or, c’est-à-dire au lieu et au temps précisément où le besoin ne s’en ferait pas sentir. » [Traité de l’autorité politique, Chapitre premier, § 1]
Et pour ce qui concerne notre illusoire « libre arbitre », traduit aujourd’hui en américain par la formule, Yes, we can, si Barack Obama acceptait d’en débattre, je ne manquerais pas de lui soumettre ce bref passage de l’Appendice d’Éthique I, où Spinoza écrit :
« D’où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer (appetere), parce qu’ils les ignorent. » [Traduction de Rolland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi]
[Nos responsables politiques contemporains feraient bien de se replonger plus souvent dans l’œuvre de Spinoza, sauf à eux, évidemment, d’en démontrer la fausseté sur ces points précis]