« Hachuré, le jour :
haché.
Pourtant s’infiltre,
Rebelle, éraflé.
La lumière du jour.
Lourdement pèse,
Plurielle,
Non encore levée,
La herse de l’ombre. »
C’est à la fois extrêmement simple et exactement travaillé pour ce qui est des
vers : syntaxe, rythme, coupes… Sur l’ensemble du livre, cela donne un son
sec, précis ; la frappe des phrases nominales, l’ellipse ou la
postposition du sujet, les incartades exclamatives qui sont comme de brusques
éruptions lyriques immédiatement remises dans le rang (tirets ou parenthèses).
De même, domine l’économie de mots pour aller au plus simple, au plus net, mais
sans s’interdire la reprise expressive (« Le jour. / L’immobilité du
jour. » p.73), ou l’affleurement d’un vocabulaire moins usuel
(« Tréfilerie de nuages » p.28), ou encore le développement d’une
image : « Fonts baptismaux que ces franges / neigeuses, odorantes, /
où tourbillonnent et tourbillonnent / des giboulées d’écume. » (p.32)
La souplesse égale la sûreté d’écriture dans l’évocation de ces « pan(s)
de pays » (p.71) qui sont donnés au lecteur dans une sorte d’évidence tant
ils sont détachés de l’histoire : eau, nuage, vent, ciel, chemin, brume,
arbres… Pourtant, on saisit une tension, peut-être plus directement exprimée
vers la fin du livre, entre l’immémorial et la fragilité du présent. Face à des
« affleurements calcaires », le poète regarde « Séculaire, / la
remontée du temps. » (p.69) ; mais, page suivante, il reste en arrêt
devant un « Ephémère chemin de givre ». Entre ces deux durées, le
temps humain, lui aussi à la fois long et court : sur un chemin, « De
tant d’autres pas, / perdus, / l’écho muet. » (p.75), et la chute du
dernier poème : « Hier. Avant-hier. / Guère plus qu’un
cillement. » (p.76)
Ces deux suites de poèmes(I et II)
suffiraient à justifier le livre, mais la partie centrale, « (l’envers des mots ) », composée de
poèmes en prose vient en quelque sorte fêler l’ensemble et réintroduire du
questionnement. Pierre Chappuis reprend les mêmes motifs naturels mais intègre
des éléments « intérieurs » qui font que la langue n’est plus donnée
d’évidence :
« Dire (à mots perdus ), dire
tout (si peu) mezza voce, au gré de
glissements moindres, atténués, de plus sombre à plus clair répercutés d’un
espace intérieur prêt, même à peine dérangé, à s’obscurcir. » (p.40)
« Jusqu’où n’existent plus ni haut ni bas, ni distance mesurable, où ( peupliers, môle, mouettes ) les choses
ne sont plus que des ombres, ne répondent plus à leur nom.
N’en pas revenir. » (p.41)
« Tumultueuse empoigne. Des trains (pêle-mêle,
des pages et des pages d’écriture broyées au passage), de lourds convois
rouleraient au-dessus de nos têtes.
Ruades (quand les mots ont perdu la
mémoire, déboussolés ; quand ils ne disent plus rien, déchets traînant en
bordure de la voie) ; renouveau, emportement à l’allure des
nuages. » (p.43)
Expérience de la fêlure, là, quand les mots ne collent plus et tournent à vide
dans un cliquetis de chaîne qui a sauté et n’entraîne plus ni le réel ni le
poème. Là, il faut toute la force de Chappuis pour faire de cette
« ruade » un « renouveau ». Mais sans ces trempes de langue,
la poésie aurait vite fait de n’être plus « tendu(e) à se rompre » (p.
53) pour aller « Plus haut. Plus loin. / Plus avant, aller. » (p51)
Belle leçon d’énergie posée.
Contribution d’Antoine Emaz
Pierre Chappuis
Comme un léger sommeil
José Corti
Nombre de pages : 80
Prix : 12 € - extrait de ce livre