En 1741, dans la ville de Dresde, Hermann Karl von Keyserling ne peut dormir. Il charge le claveciniste Johann Gottlieb Goldberg de jouer pour lui chaque nuit, espérant que la musique parvienne à le faire tomber dans les bras de morphée. Pour ce faire, Goldberg demande à Johann Sebastian Bach , un compositeur de ses amis, de lui écrire quelques pièces. Ainsi, dit la légende, naîtront, à partir d’un aria les trente variations les plus célèbres du monde.
Deux siècles et demi plus tard, Gabriel Josipovici en donne une version littéraire : Keyserling devient Westfield, gentilhomme anglais souffrant d’insomnies qui engage Goldberg, écrivain juif d’âge mûr, pour venir lui lire des histoires jusqu’à ce que sommeil s’ensuive. La première nuit, se rendant compte qu’il a lu tous les livres et que ça ne l’aide pas, Westfield exige de l’écrivain qu’il lui compose des récits de son crû pour remplir son office.
Trente chapitres pour trente variations, autant d’anecdotes plus ou moins connectées à propos du retour à Ithaque, d’un village néolithique, d’une petite fille abandonnée, de jeux littéraires à la cour du Roi ou de l’insupportable difficulté de finir l’écriture du livre : ce que fait Josipovici n’est pas tant un hommage à Bach qu’une tentative de prouver l’inépuisable fertilité de la fictione. En ce sens, on lui trouvera en « Chimera » de John Barth un digne prédécesseur – certainement pas sur le plan formel, ceci dit. Barth répondait à travers ce livre à ceux qui annonçaient la mort du roman, en disant que si toutes les histoires avaient été racontées, l’essentiel était la façon dont elles étaient racontées, articulées, recyclées pour créer du connu l’inconnu, de l’ancien le nouveau. Josipovici aussi, dans ses variations, se réapproprie énormément de genres, de styles, de types d’écrits, reprend des archétypes narratifs, leur donne une vie autre – plus que nouvelle -, mais il y a quand même une différence avec le travail théorique du lauréat du Maryland : « Goldberg : variations » ne traite en effet pas tant de la jouissance véritable qu’il y a à recycler que de la difficulté authentique que l’auteur a à se mesurer avec toutes les formes existantes afin de se convaincre lui-même d’abord qu’il y a moyen de continuer à faire sens et œuvre mais aussi sous quelles conditions c’est possible. Si tout est variation, qu’est-ce qu’un bonne variation ?
Surtout connu pour ses qualités de critique littéraire, Josipovici glisse, au fil des pages, des analyses variées, riches, intelligentes, en même temps qu’il s’éloigne des soucis de lecture de Samuel Godberg et introduit le personnage de l’auteur en train de suer sur le livre que l’on lit (Bach ?). La technique est ultra-classique mais n’est pas gratuite pour une triple raison. Tout d’abord, si on travaille sur la variation on ne peut qu’utiliser des formes connues. Ensuite, les études critiques essaimées ici ou là par l'auteur sont justifiées par la présence de ce personnage-auteur : elles sont à leur place car l’homme qui écrit ce livre a de toute évidence des soucis théoriques. Inversement, elles justifient et préparent l’introduction de l’auteur. Enfin, cette structure est essentielle au propos de Josipovici puisqu’elle permet de l’illustrer de manière idéale : on part d’une histoire simple, on s’intéresse à la narration, puis à l’histoire littéraire avant de terminer dans la tête de l’écrivain qui doit faire sens de tout ça pour composer une œuvre originale, forte et indépendante.
Gabriel Josipovici, illustre inconnu en France – un seul livre traduit il y a dix-huit ans-, est souvent classé en Grande-Bretagne, son pays de résidence, parmi les auteurs expérimentaux, difficiles et chiants. Il n’en est bien sûr rien. Si l’on se base sur « Goldberg : variations », il s’inscrit dans une tradition moderniste qui, si elle séduit toujours, ne saurait plus être considérée comme radicalement neuve, et si son travail est certes exigeant, cérébral et pour tout dire un peu aride par moment, il reste surtout absolument passionnant. Le plaisir du livre réside à la fois dans ces variations, ces bribes d’histoires et dans la réflexion plus globale sur la littérature. Ce livre est susceptible de laisser froid qui ne s’intéresse pas à la mécanique littéraire. Les autres auront tort de bouder leur plaisir.
Gabriel Josipovici, Goldberg: variations, Ecco, $13.95