Déjà présents dès la fin des années 1970 dans la presse imprimée (« imprimée » est une manière très inexacte de présenter les choses car leurs investissements massifs viennent précisément avec les premiers pas de la numérisation des quotidiens Al-sharq al-awsat et Al-Hayat), les Saoudiens commencent à investir dans les médias audiovisuels, et notamment dans les télévisions satellitaires, à la suite de la première Guerre du Golfe (1991).
Sur le registre officiel, l’infléchissement des décisions politiques, avec par exemple la prise de contrôle de facto du programme Arabsat, est sans doute un peu plus ancien. Néanmoins, l’arrivée des capitaux saoudiens dans les nouveaux médias panarabes se fait au début des années 1990, souvent à travers des hommes d’affaires liés, d’une manière ou d’une autre, à la famille royale.
Walid Ibrahim lance ainsi la MBC (Middle East Broadcasting Center), la première véritable chaîne panarabe, dès 1991. Puis viennent Saleh Abdullah Kamel avec ART (Arab Radio and Telvision Network) en 1993, suivi par le groupe Mawarid avec Orbit en 1994 (dont la rupture avec la BBC Arabic, en 1996, donnera un sérieux coup de pouce à la naissante Al-Jazeera au Qatar). Quant au prince Al-Walid Ibn Talal, le magnat des médias arabes, il ne fait son apparition dans cet univers qu’en 2000, lorsqu’il rachète, pour quelque 100 millions de dollars, les parts de Saleh Abdullah Kamel dans la LBCI (Lebanese Broadcasting Corporation International), passée au satellite en 1996.
Ce janus arabo-mondialisé (cf. ces deux photos) figure régulièrement parmi les 20 plus grosses fortunes mondiales : entre 20 et 25 millions de dollars, selon les variations de la Bourse, ce qui lui permet de s’offrir de menus plaisirs tels la résidence de la famille Bruni, non loin de Turin, pour 17,5 millions d’euros. Né, en 1955, sous une bonne étoile – il est à la fois le petit-fils du roi Abdulaziz ibn Saoud et de Riadh El-Solh, grande figure de l’indépendance libanaise, et il a même quelques liens avec la famille royale marocaine –, al-Walid Ibn Talal a mis en place, au fil des ans, un véritable empire médiatique, via la Kingdom Holding Company (المملكة القابضة , au nom plus équivoque en arabe car on pourrait s’amuser à le traduire par “Le royaume qui en a plein la pogne”!). Groupe privé qui s’appuie notamment sur sa participation au capital de Citigroup (un peu moins de 5 %, un « coup » réalisé en 1991 et qui a donné à Walid Ibn Talal sa stature internationale), la Kingdom Holding investit dans toutes sortes de secteurs, mais en particulier dans les nouvelles technologies et les médias. Dans ce dernier domaine, elle contrôle les titres les plus importants de la région (Al-Sharq al-awsat et Al-Hayat pour les quotidiens panarabes, Al-Nahar et Al-Diyar au Liban…), mais le fleuron du groupe reste Rotana, créée en 1987, qui regroupe des chaînes télé de divertissement (Music, Clip, Cinema, etc. ), des radios (un projet en développement pour les années à venir), une maison de disques (Rotana Records) diffusant, à quelques exceptions près, la totalité des stars de la chanson arabe, une société de spectacles (Rotana Events), une agence de publicité, un hebdomadaire spécialisé, et depuis peu une chaîne de cafés branchés, les Rotana cafés, destinée à bourgeonner dans toutes les grandes villes de la région. Aujourd’hui, Rotana « pèse » environ 1,5 milliard de dollars…Entreprise « intégrée » de telle sorte qu’elle règne sur toutes les étapes de l’industrie de l’industrie globalisée des loisirs, Rotana sait intégrer la dimension locale propre au monde arabe, avec par exemple Al-Resalah (الرسالة), un récent investissement (2006) pour occuper le créneau important des chaînes islamiques. Pour autant, on ne fait pas de politique chez Rotana, dont le « métier » consiste à vendre du loisir et de la distraction à la jeunesse arabe, un énorme gisement avec près de 40 % de la population qui n’a pas 15 ans (rapport UNDP 2002).
Cependant, la politique n’est jamais bien loin de la culture, et singulièrement dans cette région du monde. Entreprise spécialisée sur le marché de l’entertainment arabe, Rotana développe ses activités dans un secteur qui est en quelque sorte le fer de lance de la mondialisation, tant financière et économique que « culturelle ». Son développement, qui passe par des accords avec les majors internationales, pose inéluctablement la question de la « normalisation » avec Israël. On l’a vu par exemple lors de l’accord conclu en juin 2008 avec la société Sony dont Rotana est devenue la représentante exclusive pour l’ensemble de la région, ce qui implique naturellement une collaboration avec les sociétés israéliennes, ne serait-ce que pour l’exploitation du marché palestinien (article en arabe dans Al-Akhbar).
Mais plus fondamentalement, la logique même des échanges sur un marché (en partie) dématérialisé produit des effets assez dérangeants au regard des représentations géopolitiques traditionnelles. Un site tunisien spécialisé, Tekiano.com, indiquait ainsi tout récemment que figurait désormais parmi les 10 premiers sites les plus fréquentés par les internautes locaux une adresse… israélienne, celle de Panet.co.il (capture d’écran à gauche, détail avec lettres en hébreu, ci-dessous).En réalité, les internautes tunisiens ne font que suivre un mouvement général puisqu’on retrouve au premier rang des utilisateurs de ce site israélien (créé par Basam Jaber, un « Palestinien de 48 »), des internautes locaux d’Israël et des Territoires occupés, mais des Egyptiens, des Marocains et des Saoudiens.
Et tous sont à la recherche, sur le segment israélien de la Toile, des précieux fichiers vidéo et MP3 des vedettes… de la très saoudienne et arabe Rotana pour laquelle mondialisation rime nécessairement avec mondialisation.
(Une association dont les ramifications plongent plus profond encore, mais ce sera la semaine prochaine !)