On commence à le savoir : nous sommes plusieurs au Fric-Frac Club à tenir William Tanner Vollmann comme l'un des plus grands écrivains de notre temps (quand ce n'est pas le plus grand, plus simplement) toutes écoles et tous continents confondus. Une recherche dans notre index suffira d'ailleurs aisément à s'en rendre compte (à cet effet, nous vous conseillons notamment d'aller lire ce que François Monti a écrit cette rentrée sur le trop peu lu, trop peu disséqué Livre des Violences). Dieu nous vienne en aide, nous ne sommes pas les seuls. Notre confrère (et bon ami) David Boratav, ailleurs romancier à la Blanche, l'a rencontré autant de fois depuis 2004 qu'il a fallu pour devenir son ami. L'été dernier, nous lui avons parlé au téléphone dans le cadre d'un article pour Chronic'art, le magazine pour lequel David et moi-même travaillons, à l'occasion de la parution en français chez Tristram du Livre des violences et de celle, aux USA, de son monumental Imperial. Nous publions ici la version (presque) intégrale de notre conversation, tout de même expurgée de quelques échanges sur la beauté des femmes françaises.
De quelle manière le Livre des violences interagit et éclaire-t-il celles de vos œuvres qui l'ont précédé, et celles qui ont suivi ?
Le livre suivant est bien sûr Central Europe. J'avais réalisé en écrivant le Livre des violences que le calcul moral qui est à la fois son résultat et son cœur ne suffisait pas pour informer les gens de ce qu'ils devaient faire, ou ne pas faire, dans tel ou tel contexte ; ni pour comprendre si leur action ou celle de leur ennemi était partiellement ou intégralement justifiée ou injustifiée dans tel ou tel contexte, et que les cas très complexes du monde réel devaient être débattus et comparés en toute bonne foi. En travaillant sur Central Europe, j'ai découvert que dans un nombre immense de situations, il était impossible de faire le bon choix, même si ça ne dispense pas les individus d'essayer de bien agir. Même les régimes les plus maléfiques et les systèmes totalitaires ne peuvent empêcher un homme de conserver un minimum de pouvoir moral sur ses pensées, ses paroles et si possible ses actions. Le Livre des violences m'a permis de conceptualiser le personnage de Kurt Gerstein, l'officier SS qui voulut révéler au monde les atrocités nazies mais qui ne fit que ce qu'il put pour atténuer les effets du régime, c'est-à-dire presque rien.
Comment jugez-vous le Livre des violences (Rising up and Rising Down en v.o.) six ans après sa parution, et plus particulièrement sa réduction radicale de 3352 pages étalées sur sept volumes à un seul volume de 730 pages [version que Tristram a choisi de traduire en français] ?
Est-ce vraiment cette version qu'ils ont choisie ? Je pense que la version abrégée est suffisante pour comprendre le Calcul moral, qui est l'élément le plus important du livre. Il y suffisamment de chapitres complets pour que les lecteurs puissent suivre l'argumentation inductive et tomber en accord ou en désaccord avec mes conclusions. En revanche, je pense que la version complète est paradoxalement plus intéressante et divertissante. D'abord, elle inclut un grand nombre de mes photos. Ensuite, les chapitres expérientiels qui suivent le Calcul moral sont beaucoup plus variés et complets. Enfin les chapitres théoriques sont si nombreux qu'on peut les feuilleter et ne lire que ceux qui nous intéressent, sur Robespierre, César, etc.
Au début du livre, vous parlez de son objectif principal : « rédiger un Calcul moral simple et pratique pour déterminer de manière claire quand il est acceptable de tuer quelqu'un, jusqu'à combien de personnes on peut tuer, etc. ». Vous répondez à cette question dans le Calcul moral et, d'une certaine manière, dans plusieurs autres de vos livres. Mais pour ce qui est de la violence elle-même, le problème reste entier…
Parlons si vous le voulez bien de la guerre en Irak. Selon moi, aucune justification à cette guerre n'a jamais été donnée et si l'on s'appuie sur le Calcul moral, on constate en effet que cette guerre n'a jamais été menée avec un véritable but moral. Or si une guerre est menée sans raison, rien ne peut la distinguer du meurtre. Les raisons avancées pour cette guerre ont été les armes de destruction massive et le lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida, deux raisons qui se sont révélées être fausses. Ensuite on a avancé la reconstruction nationale de ce pays, une raison qui n'avait jamais été invoquée auparavant – une étrange justification au meurtre de milliers de personnes. Aucune nation n'a, d'ailleurs, été reconstruite. Je dirais donc que l'invasion de l'Irak est un crime de guerre injustifié. C'est une conclusion assez simple, comme n'importe quelle application individuelle de mon Calcul moral devrait l'être. Ceci étant dit, il m'incombe à moi, en tant qu'écrivain de fiction, de reporter de la nature humaine et personne digne d'empathie, de me rappeler que d'autres peuvent appliquer le Calcul moral d'une autre façon. Il est tout à fait plausible d'imaginer un soldat américain en Irak qui se battrait en toute bonne foi et penserait qu'il est en train de sauver le territoire américain d'une autre attaque du type 11-Septembre. Mon sentiment en tant qu'écrivain d'essais et citoyen, qui souhaite influencer la politique américaine autant que faire se peut, est que ce soldat est animé par une fausse conscience de ces questions, qu'on l'a trompé, et qu'il n'a pas bien compris le problème. En cela, il ne diffère pas beaucoup d'un jeune soldat de la Wehrmacht sous le Troisième Reich. On ne peut pas vraiment lui en vouloir, il n'a pas vraiment le choix, mais ça ne veut pas dire qu'au-delà de sa noblesse de cœur et de son courage, il ait raison. D'un point de vue empathique, du point de vue d'un artiste qui écrit des histoires sur des personnages sans avoir à les juger, je désire comprendre ce soldat avant de l'incriminer parce que ses agissements ne sont pas les bons.
D'un côté, le citoyen Vollmann souffre des mauvais choix de son pays ; de l'autre, vos théories sur les Américains et les hommes en général s'appuient essentiellement sur votre empathie en tant qu'individu. Dans Imperial, vous écrivez que dans la mesure où vous vous considérez comme « un intervieweur expérimenté et doué d'empathie, la plupart de ce que je crois pourrait bien être vrai ». Il est rare d'entendre un écrivain avouer se placer au centre de sa quête de la vérité…
Mes méthodes varient selon les projets. Si j'avais fait partie du jury qui devait décider de l'innocence ou de la culpabilité de Kurt Gerstein, j'aurais dû faire un choix. En choisissant d'en faire un personnage littéraire, j'ai le droit de dire qu'il est à la fois innocent et coupable, comme nous tous. Ce que j'ai voulu faire avec le Livre des violences, c'est répertorier ce qui était justifiable et ce qui ne l'était pas ; malheureusement, la deuxième partie du livre, après le Calcul moral, multiplie les exemples par des récits de voyages dans des pays en guerre pour en arriver à la conclusion évidente que dans la vraie vie, la plupart des situations sont ambiguës. XXX parle d'ambiguïté radicale en littérature, et bien que je ne pense pas que l'ambiguïté soit toujours nécessaire quand on écrit de la fiction – rien n'est absolument nécessaire quand on écrit – il existe une chose qui fait que l'art est différent du reste, et que j'ai découverte en faisant mes recherches sur le théâtre Nô (Kissing the Mask : Beauty, Understatement, and Femininity in Japanese Noh Theater sortira au mois de mars 2010). Cette chose, c'est l'infinitude, qui fait le lien entre l'art et le réel. Si on regarde la feuille d'un arbre à travers un microscope, on se rend compte qu'on n'en a jamais fini avec la matière, l'électron, le proton et tout ce qui suit. Cette infinitude du réel qui fait qu'on peut ne jamais finir d'en apprendre ou même vivre à travers une chose est une bénédiction que l'art devrait toujours nous faire ressentir. Les histoires mériteront toujours d'être relues à nouveau, les symphonies mériteront toujours d'être réécoutées, parce qu'elles sont plus importantes que nous. Bien sûr, si l'on parle de politique, ces considérations sont hors-sujet : on peut s'efforcer de comprendre les raisons pour lesquelles Bush a fait la guerre, on peut même présupposer de sa sincérité et de ses bonnes intentions pour faire de lui un cas plus ambigu – cela ne nous aidera pas à décider de ce que les USA devaient faire au sujet de cette guerre.
Certains de vos livres, comme Pourquoi êtes-vous pauvre ? ou Imperial existent malgré leur absence de conclusion. Pour Imperial, on ressent même votre frustration d'avoir dû terminer le livre sans avoir pu aller au bout de certaines des enquêtes que vous y menez, par manque d'argent, de ressources humaines ou de temps… Voire une frustration, même, de n'avoir pu aller au bout d'un sujet virtuellement infini. Comment fixez-vous les limites de vos projets ?
J'aurais pu faire d'Imperial un autre Rising Up and Rising Down, et consacrer une décennie de plus, ou deux, à cette région ; j'avais par exemple prévu d'écrire un long chapitre détaillé sur ses différentes ethnies amérindiennes. Mais l'un des buts d'Imperial est de démontrer que toutes les métaphores sont équitablement pertinentes et que l'on peut projeter ce qu'on veut sur un paysage ou un personnage, et que du moment que l'on s'y prend avec sincérité, des vérités très profondes en jailliront. Le fait que [le comté d'] Imperial puisse être autant une toile de Rothko, qu'un paysage d'argent [moneyscape] ou un paysage d'eau [waterscape] démontre que tous les regards que l'on porte à cet endroit sont aussi valables les uns que les autres. C'est tout à fait merveilleux et c'est la raison pour laquelle j'ai été si heureux en écrivant ce livre. Je l'ai d'ailleurs écrit pour mon bonheur personnel, même si j'ai aussi éprouvé de plus en plus de tristesse à cause du sort de plus en plus préoccupant des travailleurs dans les champs. J'aurais pu continuer le livre, j'aurais pu me forcer à faire de l'anthropologie de bas étage sur les différents groupes ethniques pour leur témoigner du respect et parce que cela m'aurait énormément intéressé. Mais j'ai vraiment senti… que j'en avais fait assez.
Une autre de vos techniques, que vous utilisez de plus en plus souvent pour faire avancer vos démonstrations, est cette étrange ironie mélancolique qui éclate ici et là, souvent dans des notes de bas de page, et qui rend l'expérience de lecture à la fois plus légère et plus profonde.
C'est une technique que j'ai utilisée pour la première fois dans An Afghanistan Picture Show. L'un des risques avec les œuvres scrupuleuses et longues comme celles que j'écris, c'est qu'au bout d'un moment la voix de l'auteur devienne part trop tyrannique pour le lecteur. Il est très agréable de dîner avec un érudit charmant qui s'exprime parfaitement, mais même s'il a toujours de nouvelles histoires à raconter et qu'il les raconte bien, au bout de quatre ou cinq heures, on a surtout envie de rentrer chez soi. Je n'ai pas envie de m'imposer. Et j'aurai forcément tort à un moment ou un autre, parce que les êtres humains passent leur temps à se tromper. Dès qu'une idéologie ou une religion prétend à la perfection, on peut instantanément être certain qu'elle vient de planter la graine de sa propre destruction. Je préfère dire et redire « voilà comment je vois les choses, il est possible que vous les voyiez différemment, mais je suis conscient de ma faillibilité et je m'en excuse ».
Dans Imperial vous citez aussi avec un certain aplomb, et toujours cette ironie, des passages de l'Encyclopédie soviétique…
Oui, et quel livre passionnant ! J'en cite aussi plusieurs passages dans Central Europe et j'aimerais bien en posséder un exemplaire. Je me suis servi de l'exemplaire de ma bibliothèque municipale, mais elle n'est déjà plus en accès libre, vu que l'Union soviétique n'existe plus et j'ai bien peur qu'un jour, ils décident de s'en débarrasser… Dans Imperial, je m'en suis servi parce que j'y ai trouvé un article très intéressant sur l'économie de l'Imperial Valley…
Vous vous présentez vous même comme un enthousiaste éclairé, plutôt qu'un spécialiste ou. Dans Imperial, vous décrivez les historiens comme « des gentlemen très précis ». Vous ne vous refusez donc jamais d'aller fouiller dans des disciplines nouvelles ?
Je pense que l'on ne devrait jamais avoir peur d'empiéter sur le terrain des spécialistes. Prenez Thomas Jefferson, dont on dit qu'il fut l'un des derniers « Renaissance Men » [esprit universel, homme des Lumières] américains. Je n'ai pas lu tous ses essais mais il était à la fois un remarquable théoricien, un grand homme politique, il était versé dans l'anthropologie et dans la sociologie et la médecine, et s'il est beaucoup trompé dans ses hypothèses, il ne s'est pas plus trompé que les spécialistes de n'importe quelle époque. On ne devrait pas avoir peur de se tromper, puisque les spécialistes se trompent eux aussi. Apprendre à déchiffrer les statistiques nous aide par exemple à devenir de meilleurs citoyens, et à mieux réfléchir aux décisions que nous prenons. Pour Imperial, j'ai moi-même fait des prélèvements d'eau environnementaux dans la New River [une rivière qui est l'une des plus polluées des Etats-Unis, qui prend sa source à Mexicali au Mexique, et se jette dans la Salton Sea] et comme je n'avais que 2 000 dollars à consacrer à cette question-là, je n'ai pu faire qu'un seul prélèvement à chaque endroit, alors que j'aurais du en faire trois ou quatre, tous les jours pendant un an. Cela m'aurait coûté 500 000 dollars au bas mot. Mais quand bien même je ne suis pas arrivé à une vraie conclusion scientifique, j'ai appris qu'en dépit des rumeurs, la pollution de la New River n'est pas un problème aussi simple qu'il n'y paraît. Les gens qui ont analysée ces prélèvements d'eau m'ont dit qu'ils avaient testé des eaux bien plus polluées, en provenance du Brésil par exemple.
D'un point de vue scientifique et universitaire, inclure des recherches et des enquêtes qui n'amènent aucune conclusion, comme vos analyses des eaux de la New River ou vos tentatives ratées d'espionnage autour les maquiladoras, pourrait être vu comme un crime de lèse-majesté…
Quand on fait une recherche, on a le choix entre mener une enquête dans un vaste domaine d'expérience en dépit de conclusions certaines, ou chercher des conclusions certaines dans un domaine si étriqué qu'il y a de grandes chances qu'elles n'intéressent personne. Si vous posez à un spécialiste des questions comme « est-ce que les maquiladoras sont bénéfiques ou néfastes pour le Mexique ? », ou « est-ce que les maquiladoras polluent ? », vous n'obtiendrez aucune réponse ; par contre si vous demandez si telle maquiladora a relâché tel produit chimique le jour où l'on a fait tel ou tel prélèvement, vous aurez une réponse, mais elle ne vous servira pas à grand-chose…
Est-ce que ça explique pourquoi vos livres sont si longs ? Parce que vous refusez de réduire les paradoxes de la réalité à des théories ?
Exactement. Parfois, j'ai ma propre opinion sur un sujet mais je m'efforce toujours de ne pas y céder, du moins tant que je ne parviens pas à démontrer mon point de vue. Je dois admettre que je peux avoir tort. J'ai commencé par croire que les maquiladoras étaient néfastes, parce que ceux qui y travaillent sont exploités. Je le crois encore, mais je me rappelle aussi de cet ouvrier qui toussait et était très malade à cause de la peinture qu'il pulvérisait sur des meubles et qui était avant tout très heureux dans sa petite maison. Il pensait vivre une belle vie, alors que je trouvais que sa vie était terrible. Qui suis-je pour dire qu'il avait tort ou raison ? Je suis arrivé à une conclusion similaire dans Pourquoi êtes-vous pauvre ? Il nous arrive trop souvent d'attribuer une « fausse conscience » aux gens que nous croisons et il est de notre devoir dêtre prudent dans notre manière de formuler les choses. Dire à quelqu'un : « tu as beau penser que tu es heureux, moi je sais mieux que toi que tu ne l'es pas, je sais ce qui est bon pour toi » revient selon moi à lui manquer de respect. C'est une formule que les missionnaires ont utilisée pendant des siècles pour détruire les vies des autres. Et je ne veux pas être un missionnaire.
Ces entreprises ont donc une responsabilité puisqu'elles font travailler des ouvriers mexicains à moindre prix en comparaison avec les Etats-Unis…
Ce problème de la responsabilité est très compliqué. Supposons que nous nous adressions à l'entreprise en lui disant qu'à partir de maintenant, elle devra prévoir des habitacles à pulvérisation, de manière à ce que les ouvriers qui pulvérisent cette peinture nocive se tiennent à l'extérieur, supposons aussi qu'on impose aux maquiladoras de fournir aux ouvriers des gants de protection... Imaginons maintenant que cette entreprise fasse ses calculs et décide que l'opération est trop coûteuse et qu'il lui est plus rentable désormais de s'installer en Chine. Qui est responsable de cette délocalisation vers la Chine ? L'entreprise bien sûr, mais en partie seulement : c'est aussi la faute de toutes les personnes qui n'ont pas su trouver les moyen pour que cette entreprise adopte une attitude responsable à l'égard de l'environnement ou de ses employés – et ce quel que soit l'endroit où elle est installée. C'est notre faute si la Société des Nations à échoué ou si les Nations Unies n'ont pas plus de moyens. Tout comme il est possible que ce soit la faute des autorités mexicaines si les abus se poursuivent ou si les règles qu'elles imposent font perdre leur travail aux employés. Et bien entendu, les travailleurs qui quittent le sud pour venir faire ce travail ont eux-mêmes ont une responsabilité... J'ai pris beaucoup de mauvaises décisions dans ma vie, mais cela me déplairait profondément si on venait me dire que ces décisions, aussi mauvaises soient-elles, ne m'appartiennent pas.
Autre aspect de votre méthode : la manière dont vous utilisez la fiction pour approcher au plus près d'une réalité donnée, ou lorsque l'information est insuffisante pour avancer dans votre raisonnement. Comment vous y prenez-vous ?
Nous lisons des romans historiques, je pense, pour l'expérience, ou pour « ressentir » la vie telle qu'elle s'est déroulée dans un passé éloigné. Nous nous imaginons à cet endroit et à cette époque-là, pour le complément de sens que cela nous procure. C'est là une chose à laquelle les êtres humains s'adonnent naturellement. En donnant des noms aux choses, en nous projetant sur elles ou en les projetant en nous-mêmes, nous les comprenons mieux, nous les approfondissons. C'est la raison pour laquelle j'écris des romans historiques, comme la série des Seven Dreams [époustouflant cycle de romans mêlant fiction, rêve et documentaire qui raconte l'Histoire de l'Amérique pas ses vagues successives de "colonisation", et dont un seul volume n'a pour l'instant été traduit, Les fusils]. Dans ces livres, je ne change rien à l'histoire ou aux événements tels qu'ils ont été enregistré. Mais ces événements ont un sens particulier pour moi, parce que je me sens capable de ressentir ce que telle ou telle personne aurait pensé à un instant donné. C'est ce que j'essaie de faire dans tous mes livres, et en particulier lorsque je réfléchis à ce qu'un ennemi ou un adversaire supposé aurait pensé en tant qu'être humain. Quand nous réussissons à nous projeter ainsi, nous atteignons une empathie avec ces personnes, tout en gardant de la distance. Il me semble que c'est une bonne position pour faire l'examen d'une situation ou d'un concept donnés.
L'égoïsme des hommes est au centre du Calcul moral du Livre des violences. Vous expliquez que l'autorité exercée est potentiellement destructrice et que, lorsque le pouvoir commence à se concentrer et à s'agrandir, il n'y a plus de limites. Tous ces éléments semblent faire de vous un pessimiste vis-à-vis de la nature humaine…
Peut-être… Mais est-ce un problème d'être réaliste ? Si vous vous occupez d'enfants, vous les aimez, vous vous amusez avec eux, mais vous n'attendez pas nécessairement d'eux une maturité ou une noblesse particulière. Vous savez qu'ils vont faire preuve d'égoïsme, qu'ils seront dépendants et qu'ils prendront des décisions potentiellement dangereuses s'ils étaient livrés à eux-mêmes. Mais cela ne signifie pas que nous les méprisons et que nous n'éprouvons pas d'amour pour eux. Au fond, nous sommes tous des enfants, même s'il nous arrive de nous comporter de manière adulte, tant vis-à-vis de nous-mêmes que des autres. C'est pourquoi nous avons besoin d'une autorité qui s'exerce sur l'ensemble des hommes. Bien entendu, les abus d'autorité existeront toujours puisque les personnes qui sont dans une position de pouvoir sont eux-mêmes des enfants égoïstes. Je préfère le voir comme un aspect de la vie en général, celle des hommes, mais aussi des animaux ou des plantes, au lieu de m'insurger contre cet état des choses. On peut être en désaccord avec les lois de la gravitation en se disant que ce serait magnifique de pouvoir voler. Nous pouvons aussi accepter que cela est tout simplement impossible…
Dans Imperial, une phrase résume parfaitement votre approche… Vous utilisez une caméra bouton et vous écrivez : « J'ai fait ce que je pouvais et un jour j'essaierai encore, pas seulement pour rendre service au gens, mais aussi parce que (admettons-le), une ballade avec une caméra bouton est toujours une aventure ». Le plus important pour vous est-il d'écrire pour les gens ou vous balader à travers le monde en prenant des risques – ce que vous semblez continuer à aimer faire…
Ces deux aspects ont une importance égale pour moi. Être frivole et prendre des risques inconsidérés sans raison, cela ne m'attire pas. J'aimerais pouvoir aider les gens et changer les choses d'une façon ou d'une autre – mais si en aidant les gens qui m'entourent j'étais malheureux, si je ne m'amusais pas un peu, cela à mon avis serait assez triste et même stupide, et certainement contre-productif. Ceux qui aiment leur vie sont aussi ceux avec qui les autres veulent passer du temps. Quel genre de message serais-je en mesure de transmettre aux autres si je disais que je pense qu'il faut faire d'une certaine manière sans y trouver aucun plaisir, ni aucun humour ? Pour moi, ce sont deux choses qui vont de pair. Je me rappelle avoir lu quelque part l'histoire de ce chirurgien qui adorait voir les gens saigner. Ma première réaction a été de penser que c'était bizarre, et même un peu dégoûtant. Mais en y réfléchissant j'ai compris que j'avais tort : ce chirurgien avait simplement trouvé la profession qui lui convenait le mieux. Il faisait le bien, et en plus, il y prenait du plaisir ! Pour moi, étant donné que je suis mon propre patron, le mieux est de me laisser guider par instinct et mon désir. Je n'ai aucune excuse si je n'ai pas de plaisir à faire ce que je fais, puisque c'est moi qui choisis.
Avez-vous l'intention de retourner à la fiction ?
Je travaille actuellement à deux œuvres de fiction : un nouveau volet de la série des Seven Dreams. Il est consacré à Chief Joseph, chef de la tribu indienne des Nez-Percé. Je m'apprête d'ailleurs à retourner dans le Montana, ce mois-ci. L'autre projet est un roman sur le transgénérisme. Je travaille aussi à des nouvelles et à des poèmes et je suis bien occupé avec tout ça !
Que pensez-vous de la réaction de la presse française, parfois très critique, à l'égard de vos livres et notamment le dernier, Pourquoi êtes-vous pauvres ? Pensez-vous qu'elle résulte d'un fossé culturel entre les Etats-Unis et la France, et que répondez-vous à ceux qui se disent choqués par votre manière très directe de demander aux pauvres leur opinion sur leur propre pauvreté ?
Je ne suis pas sûr que ce soit une question de culture : plusieurs journalistes américains ont aussi été gênés par mon approche. Au fond, j'essaie juste d'être honnête et de garder une forme d'humilité. Thoreau a dit : « écrirais-je autant sur moi-même s'il existait quelqu'un d'autre que je connaissais autant, même de manière partielle » ! Nous sommes tous experts sur nous-mêmes et si je veux écrire sur la pauvreté, il est de mon devoir d'aller à la rencontre des experts en la matière, à savoir les pauvres, et de leur demander : pourquoi pensez-vous être pauvres ? J'en apprends beaucoup plus ainsi qu'en lisant des statistiques publiées par des ONG dont les salariés ne sont pas des pauvres. Mais si je suis incompris sur ce point, au fond, cela m'est égal.