J'ai déjà évoqué cette faillite de la cogestion de l'économie par des élites co-optées. Bien que j'aie déjà souligné l'existence du phénomène au niveau Franco-français dès 2005, dans mon discours pour le congrès de l'ISIL à Cologne, j'étais loin de me douter que le pays le plus proche de la France en terme de conduite des affaires se révèlerait être les USA. Et si vous croyez que j'exagère, plongeons nous dans les délices de la très possible "affaire AIG", car la faillite du premier assureur américain (voire mondial) semble avoir été l'occasion de manoeuvres que la justice pourrait qualifier de frauduleuses... si elle peut suivre son cours.
Rappelons les origines de la faillite d'AIG à la mi 2008.
Après que son ancien patron durant plus de 40 ans, le très emblématique Maurice Greenberg, ait été poursuivi pour divers soupçons de fraude par le sulfureux procureur Eliott Spitzer (affaires civiles toujours en cours - Toutes les poursuites au pénal ont été abandonnées), la nouvelle équipe dirigeante décida de mettre les bouchées doubles sur un marché porteur sur lequel le "vieux" Greenberg, en bon risk manager, avait souhaité limiter l'exposition de son entreprise, les "Credit Default Swaps".
Quand une assurance devient un produit dérivé hautement spéculatif...
Que sont ces produits dérivés ? Un Credit Default Swap est en quelque sorte une assurance sur une obligation. L'assureur vend une option sur la valeur future d'une obligation, que le détenteur de l'obligation va acheter pour se prémunir contre le défaut éventuel de paiement de l'émetteur de l'obligation. En contrepartie, il paie une prime d'assurance. Si l'émetteur de l'obligation fait défaut, non seulement le détenteur d'une CDS doit recevoir le capital restant dû, mais aussi, selon le contrat, une partie des intérêts qu'il aurait reçus si l'obligation était allée jusqu'à son terme !
Nb. La société de l'analyste très en vue Janet Tavakoli publie de nombreux papiers explicatifs sur les CDS. Pour les mordus !
L'ensemble des primes collectées par l'assureur doit être supérieur aux sinistres enregistrés, sinon, l'assurance perd de l'argent, et si les pertes sont trop importantes, la faillite est... assurée !
Le très gros problème des CDS est que le principal "Market Maker" de ces instruments, AIG, a transformé ce produit d'assurance en gigantesque marché spéculatif.
Accepteriez vous que votre assureur vende des assurances sur votre vie à votre chirurgien ?
Imaginez que votre assureur vende des assurances contre l'incendie de votre maison non seulement à vous même, ce qui est normal, mais aussi à des tiers qui n'ont aucun lien juridique avec votre maison: vous ne seriez pas étonné d'observer une recrudescence d'individus louches se promenant avec des jerricanes d'essence autour de votre domicile, espérant toucher la valeur de votre maison en cas de sinistre. Bref, l'assureur créerait une forte incitation à ce que vous soyez sinistré. Fort heureusement, votre assureur n'est pas fou, et de toute façon, la loi le lui interdit: vendre de telles assurances à des tiers non juridiquement liés à la maison serait évidemment considéré comme la justice comme un préjudice porté au propriétaire de la maison.
Pourtant, c'est exactement ce que AIG a fait en vendant des CDS "à découvert" à des personnes n'ayant aucun lien de propriété ni avec les maisons servant de collatéral au prêt, ni les obligations CDO packagées à partir de prêts immobiliers.
Un assureur devenu spéculateur fortement leveragé...
Pourquoi un assureur agirait il aussi curieusement ? Officiellement, le raisonnement était le suivant: en vendant plusieurs contrats d'assurance sur chaque émission d'obligations, AIG encaissait beaucoup de primes, et si elle avait bien calculé son risque, multipliait les bénéfices. Et donc les bonus pour ses cadres.
Mais que AIG ait mal estimé le potentiel de faillites immobilières, même de quelques pour-cent, et alors l'effet de levier permis par la multiplication des contrats se retourne contre lui. Et la clause contractuelle permettant au détenteur du CDS de recevoir non seulement le montant du nominal restant dû de l'obligation, mais aussi une partie des intérêts escomptés, avec une simple décote, fait de la faillite de l'émetteur une très bonne affaire pour le spéculateur qui a acheté un CDS, en pariant sur la faillite du marché immobilier, et une très mauvaise pour l'assureur.
Bref, AIG a cessé d'être un simple assureur pour spéculer sur la solidité financière des produits qu'il assurait, et voilà pourquoi, lorsque la faillite de Fannie Mae et Freddie Mac est devenue patente, en Août 2008, AIG s'est retrouvé en situation de faillite.
Malversations en tout genre autour d'AIG
La justice américaine se pose quelques questions. D'abord, il semblerait que des personnes impliquées dans des transactions immobilières, ou dérivées, tels que des gros courtiers, ou des gros employés au sein de banques d'affaires qui vendaient des obligations "CDO" sur les marchés, voire de grandes banques en tant que telles, aient plus ou moins secrètement spéculé contre la faillite de ces CDO en achetant eux mêmes des CDS, et aient donc au sein de leur entreprise encouragé le repackaging de prêts douteux sur le marché sans se montrer trop regardants sur la qualité des prêts collatéralisés, jouant leur intérêts personnel contre celui de leur boite: un cas évident de "predatory capitalism".
Mais plus grave encore, il est possible que le sauvetage d'AIG par la FED, sur lequel je reviendrai, ait été l'objet de fraudes massives impliquant des membres du conseil d'administration de la FED de New York, dont nous rappellerons que le directeur de l'époque s'appelait Tim Geithner, actuel ministre des finances de Barrak Obama.
Mike Shedlock livre ici le contenu de la lettre envoyée par un sénateur républicain de Californie, Darell Issa, qui mène une investigation du congrès sur ces question, à l'actuel directeur de la Fed de New York. J'en livre quelques extraits :
Mr. William C. Dudley
President - Federal Reserve Bank of New York
Dear Mr. Dudley:
As Ranking Member of the Committee on Oversight and Government Reform, I
am deeply concerned by news reports that the Federal Reserve Bank of New York (“FRBNY”) may have unnecessarily cost the American taxpayers billions of dollars.
As you know, in late 2008 American International Group (“AIG”) was attempting to negotiate a haircut for banks that held $62 billion in credit default swaps (“CDS”) from AIG. AIG was reportedly seeking to persuade the banks to accept haircuts of as much as 40 cents on the dollar in order to retire these CDS contracts.
On September 16, 2008, the FRBNY extended AIG an $85 billion line of credit,
effectively nationalizing it. According to news reports, late in the week of November 3, then-FRBNY President Timothy Geithner, along with the U.S. Department of the Treasury and the Federal Reserve Board in Washington, took over negotiations with AIG’s counterparties.
News reports indicate that Mr. Geithner’s team circulated a draft term sheet to set the terms under which AIG would settle its CDS obligations, including a blank space in which the haircut for creditors was to have been inserted. However, the haircut provision was reportedly crossed out and, after less than a week of secret negotiations between the FRBNY and the banks, FRBNY ordered AIG to pay its creditors at par – 100 cents on the dollar – not 60 cents as AIG had been attempting to negotiate.
Thus, behind closed doors and with no approval from Congress, the FRBNY may have added an additional $13 billion of debt on the backs of taxpayers.
These allegations, if true, amount to nothing less than a backdoor bailout of AIG’s creditors, including Goldman Sachs, Merrill Lynch, Société Générale and Deutsche Bank.
The lack of transparency and accountability in this transaction is disturbing enough. However, there is evidence that this $13 billion expenditure was entirely unnecessary. According to Janet Tavakoli of Tavakoli Structured Finance, “There’s no way they should have paid at par. AIG was basically bankrupt.”
Another expert has said that the typical outcome in cases like this involves counterparties being forced to accept haircuts of anywhere from 30 to 50 cents on the dollar.
This suggests that the FRBNY may have paid AIG’s counterparties at par to surreptitiously provide another bailout for large financial institutions. According to Donn Vickrey of Gradient Analytics, “Some of those banks needed 100 cents on the dollar or they risked failure.”
However, another source close to the transaction suggested the FRBNY may have paid AIG’s counterparties at par out of pure expediency: “[S]ome counterparties insisted on being paid in full and the [FRBNY] did not want to negotiate separate deals.”
Furthermore, many of AIG’s counterparties reportedly hedged their exposure to the troubled insurance giant, obviating any need for a taxpayer bailout of these large financial institutions. According to Goldman Sachs’ Chief Financial Officer, “There would have been no credit losses [at Goldman Sachs] if AIG had failed.”
All of this begs the question why the FRBNY would not drive a better bargain for the American taxpayer. If the FRBNY thought it was necessary to provide another taxpayer bailout of AIG’s counterparties, it should have come to Congress and made its case that this action was necessary. However, if the FRBNY simply paid AIG’s counterparties at par out of expediency, it raises serious questions about its judgment and motives.
It is also disturbing that, at the time this secret deal was made, FRBNY Chairman Stephen Friedman, a member of the board of Goldman Sachs, purchased more than 50,000 shares of Goldman Sachs before knowledge of the FRBNY’s bailout of Goldman Sachs and other AIG counterparties became public knowledge.
According to news reports, this transaction has earned Mr. Friedman over $5 million in profit.
Finally, according to one AIG executive quoted in news reports, the FRBNY may have attempted to manage public disclosure of its decision to pay AIG’s counterparties at par by pressuring the company not to file pertinent documents with the U.S. Securities and Exchange Commission (“SEC”):
They’d tell us that they don’t think that this or that should be disclosed. They’d say, “Don’t you think your counterparties will be concerned?” It was much more about protecting the Fed.These allegations raise serious questions about the transparency, accountability and wisdom of the FRBNY’s actions.
(...)
Sincerely, Darrell E. Issa
En résumé: avant la faillite, AIG négociait avec les détenteurs de CDS un rabais sur les sommes dues au titre de la couverture du sinistre obligataire, de 40%. Mais la FED de New York a agi sans la moindre publicité pour que ce rabais soit ramené à zéro après la nationalisation de fait d'AIG, ce qui n'est rien moins qu'un énorme cadeau (estimé au minimum à 19 Milliards de $) fait par le contribuable américain aux détenteurs de CDS, et notamment Goldman, Merill, notre bonne vieille société générale et Deutsche Bank. Et au passage, un dirigeant de la FED de New York a fort opportunément réalisé 5 millions de dollars de profit personnel en achetant au très bon moment des actions d'une des banques ayant ainsi reçu, que les employés de la Générale m'excusent cette plaisanterie facile, un "coup de pouce" de quelques milliards de dollars.
Une faillite aurait été nettement préférable au sauvetage par l'état
Il apparait évident qu'en vendant des CDS à des acheteurs à découvert, AIG a quitté son rôle d'assureur et est devenu spéculateur, et a encouragé la mise sur le marché de produits de très mauvaise qualité, dont les acheteurs sincères sont les dindons de la farce. Ajoutons que tout assureur doit, lorsqu'un sinistre se fait jour, effectuer un minimum de recherches pour vérifier si le bénéficiaire du contrat n'a pas commis une fraude. Il semble qu'AIG ait été bien peu diligent en la matière.
Si l'on met à part les questions d'ordre purement frauduleux, il est évident que les détenteurs de CDS auraient dû être pénalisés, au même titre que l'émetteur, par une faillite en ordonnée d'AIG. Et si les mauvaises créances d'AIG avaient provoqué en cascade d'autres faillites, pourvu que le processus de ces dernières ait été correctement géré et vite, avec des accords express d'échange "capital contre dette" (cf cet article et celui ci), alors l'affaire AIG n'aurait en rien représenté le "risque systémique" dont on nous a rebattu les oreilles fin 2008, qui a justifié tant de plans de sauvetage de gros intérêts financiers par l'argent du contribuable.
Mais il y a tellement de politiciens et de hauts fonctionnaires à Washington qui semblent manger au ratelier de Merrill Lynch ou Goldman Sachs, que certains ont estimé qu'il valait mieux mettre le contribuable en coupe réglée pour éviter à ces deux géants financiers d'avoir à supporter des pertes liées à leur inconséquence. Une fois de plus, la collusion entre grandes banques d'affaires et l'état conduit à des fraudes massives.
Leçons : quel type de régulation pour les assurances obligataires ?
Face à l'ampleur du désastre AIG (plus de 90 milliards de fonds publics mobilisés à ce jour), et parce que le marché des CDS était peu réglementé, certains estiment que nous avons affaire à un cas typique de manque de régulation d'une activité privée par la puissance publique. Mais AIG et les autres compagnies qui ont opéré sur ce marché n'ont fait qu'exploiter des manques dans un droit normatif devenu de plus en plus touffu. Un droit plus étoffé sur les CDS n'aurait fait que déplacer le problème vers d'autres failles que le législateur n'aurait pas anticipées. Plus de réglementation ne réglera pas le problème de fond d'un droit normatif devenu foisonnant, inapplicable et plein de failles.
Certains affirment qu'il faut interdire les CDS. Cela parait excessif. Si la vente d'options sur défaut à des non détenteurs d'obligations assurées est une pratique hautement contestable du point de vue assuranciel, et génère sûrement des incitations perverses, l'on ne peut sérieusement interdire à des détenteurs de bons de vouloir s'assurer contre le défaut de paiement de l'émetteur.
La meilleure protection contre les prises de risques excessive des acteurs de la finance n'est pas de tenter de définir de façon exhaustive ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Le meilleur rempart contre trop de défaillances est la quasi certitude que la faillite entrainera le démantèlement de la société ou une restructuration à la hache de son passif et de ses actifs, et que ceux qui arbitreraient sciemment leurs intérêts à court terme contre ceux de l'entreprise et de ses actionnaires à long terme auraient toutes les chances d'être condamnés, quand bien même les manoeuvres incriminées ne feraient l'objet d'aucune codification formelle.
De même, AIG aurait été bien plus prudent si la législation n'avait pas tenté d'écire tout ce qui est permis et tout ce qui est interdit, mais avait simplement tenu en quelques principes de base de respect de la propriété d'autrui, à charge pour la justice de déterminer si la vente d'assurances faillite à de non détenteurs de créances ne constituait pas une incitation à "l'incendie volontaire" portant préjudice aux détenteurs "réels" d'obligations assurables.
Enfin, rappelons que les justices du monde entier semblent se montrer bienveillantes envers les puissants sur l'application du principe de "responsabilité limitée" des dirigeants d'entreprise. La responsabilité limitée ne doit exister que tant que des fautes patentes, par incompétence ou par malhonnêteté, n'ont pas été commises. Toute erreur flagrante de gestion, se traduisant par une mise en danger des créanciers et actionnaires, doit engendrer un risque personnel réel pour les dirigeants impliqués, ce qui les forcerait à se montrer plus regardants sur la gestion des risques internes à leur entreprise.
Conclusion : retrouver les bases libérales du droit
Faillite, principe de responsabilité personnelle pour faute, et jugement sans concession de l'honnêteté des actes passés: ce sont les bases de la régulation libérale des marchés. Or, l'affaire AIG-FED montre qu'à l'évidence, l'administration US actuelle prend le chemin inverse: sauvetage des institutions financières à l'évidence incompétentes, avec blanc seing d'organismes sous contrôle public pour couvrir d'évidentes irrégularités, et aucune sanction contre les dirigeants qui ont conduit AIG vers le désastre.
Répétons le: de tels agissements n'ont rien à voir avec le libéralisme. Ce capitalisme là, qu'un autre auteur a appelé "le capitalisme de Davos", n'est rien moins qu'une mise en coupe réglée de l'économie par une clique qui sait s'assurer les bonnes grâces de l'état complice. Que l'on l'appelle corporatisme, féodalisme, "crony capitalism" ou "collusionnisme", cette cogestion de l'économie par de grands barons des affaires et des hauts fonctionnaires souvent issus des même cercles n'est qu'une perpétuation d'un système de fraude et de spoliation collective.
C'est la collusion entre état et capitalisme financier qu'il faut combattre, et non le renforcement des prérogatives de l'état dans la bonne marche des affaires. Tout accroissement du pouvoir régulateur de l'état ou de ses satellites (tels que la FED), et toute perpétuation des liens incestueux entre grands financiers et gouvernement de Washington, ne peut qu'aboutir à la répétition de tels épisodes dommageables. La solution pour sécuriser le monde des affaires passe par une véritable séparation du capitalisme et de l'état, celui ci n'intervenant que pour sanctionner fraudes et veiller au bon déroulement du réglement des procédures de gestion ordonnée des défaillances.
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