JACNO ::: 1957-2009 : T'es loin, t'es près

Publié le 08 novembre 2009 par Gonzai

« N'avoir rien accompli et mourir exténué ». Cioran

Certains artistes français parfois se comparent parfois à leurs instruments, en prennent la forme, la complexité ; leur visage se transforme jusqu'à sonner comme un disque. A l'instar des notes de bas de clavier, ces compositeurs sont parfois délaissés, assimilant poussière et génie dans un même souffle. Etait-il un mi bémol grave, un accord dissonant... Jacno n'aura finalement pas eu à trancher entre les dièses et les gammes. 1952-2009, cinquante deux ans pour en arriver là, au sommet d'une carrière cabossée, ce moment où le linceul recouvre l'instrument. Prématurément.

« Paraît qu'il va pas très bien. Paraît que c'est un cancer », « Jacno ? Je l'ai pas vu récemment, mais on m'a dit qu'il était guéri », « Y'a un compositeur qui est mort hier, j'ai vu ça à la Télé, tu le connaissais ce type ? ».

Au printemps 2006, en patientant sur les grands boulevards parisiens, difficile d'imaginer tout le brouhaha qui entoure désormais le passage sur l'autre rive. En patientant dans le bar, difficile d'imaginer plus grande angoisse à l'idée de rencontrer Denis Quilliard, sa voix rauque, son costume impeccable et sa voix d'octave à foulard. Jacno est un homme du quartier qui vit en voisin, rue Saint Denis. Il en a même tiré une chanson, sur son dernier album (Tant de temps, 2006) qui se nomme Les amants, les clients. Les putes, le manège des hommes désespérés, les portes qui s'ouvrent pour quinze euros, Denis observe tout depuis son appartement, lorsqu'à la nuit Jacno se réveille. Tout cela se dit sans mots, bien évidemment. L'homme entre dans le bar, commande un verre. Le premier.

Je me souviens des Repetto blanches que je portais ce jour là, tachées de sang par la force des démangeaisons  nerveuses. En face de moi, l'homme est un bloc qui rarement se fissure, sa voix gratte les amygdales, timbre gras nicotine ; Jacno est heureux d'être là après tant de temps, justement, heureux d'avoir retrouvé un label, content des micro-polémiques naissantes sur son single Le sport c'est de la merde. Satisfait d'avoir encore une place sur l'échiquier lorsque tout annonçait le mat : « Cette chanson, c'est un petit truc d'humeur, un clin d'œil. Je suis d'ailleurs surpris par les espèces de polémiques que cela a crée, il y a des gens qui considère le sport comme une nouvelle religion avec leurs prophètes. Ces gens sont les plus intolérants au bout du compte, c'est navrant, c'est drôle, je suis ravi ! Je ne pensais pas que cela pouvait exister, puisque tout a déjà été dit dans tous les domaines ». Le secret de sa longévité, pour paraphraser Winston Churchill, c'est « no sport, ever ». Deuxième verre, cigarette.

Les papiers épitaphes parlent aujourd'hui d'un jeune homme moderne, visionnaire, synthétique et post-punk. C'est minimiser l'élégance qui habite le personnage, cette science du bon geste, l'amour de l'économie, qui résume la carrière autant que le personnage. L'ex Stinky Toys est-il dandy ? «  Moi j'ai regardé dans le dictionnaire, littéralement on parle de quelqu'un qui est bien habillé, dans ce sens oui, je peux l'être.  Mais c'est désormais mis à toutes les sauces...Je n'ai pas de modèle, de gens qui m'impressionnent par leurs talents (...) Personnellement j'ai tendance à prendre les autres pour des martiens... ». Les photos de la fin des années 70 laissent pourtant apparaître l'un des seuls musiciens capables de rivaliser avec Keith Richards et David Bowie sur le terrain ô combien escarpé de l'apollon rock à mèches rebelles.

Avant la grande éclipse, Jacno a beaucoup aimé la nuit ; cet instant où l'homme devient héro, vampire et compositeur. Dans ses derniers efforts, il y a L'homme de l'ombre, une chanson qui prend les traits de l'homme livide, Nosferatu du Paris central quand ses amis (Pacadis, les punks, les inconnus du Palace) ont déjà vidé leur sang. Tuer l'autre pour arriver à exister ca vous parle ? « C'est pas le but, le vampire donne la vie éternelle, nuance. Le jour c'est l'heure de la sieste, on vaque à des occupations diverses, on attend son heure ». Encore un verre, du scotch du bourbon, du whisky, j'avoue ne plus bien me souvenir ; même alcoolisé, Jacno conserve une pudeur discrète, rechigne à se prêter à l'exercice des photos, exige du maquillage, n'aime pas le temps qui passe mais se souvient parfaitement: D'Etienne Daho, fan de Stinky Toys, jadis prêt à rembourser les dégâts pendant près de deux ans pour avoir invité le groupe décadent dans une soirée rennaise. Des virées nocturnes qui finissent à l'envers aussi, « comme cette nuit où nous avons kidnappé un kangourou au Jardin des Plantes, pour faire un cadeau à un pote. On l'amenait partout, en boite, dans mon appart. Il pissait et chiait partout, au point qu'on l'enferma dans les toilettes (...) Au final on l'a ramené au zoo, on s'est trompé de cage, on l'a déposé chez les zèbres ». De l'art d'être un centre de gravité paradoxal.

Presque deux heures que l'auteur de Rectangle boit à mes cotés, se livre, esquinte les clichés autant qu'il creuse l'addition au comptoir. L'attaché de presse patiente, fait le jeu des additions sur consommations, on espère tous encore un sursaut, trente ans après les débuts au 100 Club à Londres avec Stinky Toys. « A la rentrée (2006, NDR), ce sera mon Jacno Sport Tour, survet' obligatoire pour tout le monde ! Tant de temps, je pense que c'est ce que j'ai fait de mieux, alors je me prête au jeu...Il y aura donc une tournée et une grosse date parisienne, forcément ». Au paradis des injustices françaises, Jacno figure en pole position. De tournée, il n'y aura pas, pas plus que de concert parisien. Ventes insuffisantes, engouement restreint, travail de sape d'un label qui ne croit plus à l'éclat de son poulain grisonnant. Anyway, Jacno n'aimait pas les concerts, ne pouvait pas chanter et jouer de la guitare simultanément, alors à quoi bon... Le soleil décline désormais très lentement et le sang sèche sur mes lacets défaits.

Aujourd'hui, Jacno n'est plus. Emporté par la tabagie mélodique et des accords reconnaissable entre mille. « J'ai tout le temps la sensation de composer au piano ou à la guitare dans un état second. Je me réveille le lendemain en me demandant : Qui a fait ca? » A force d'alcool et de cigarettes, le cinquantenaire a forgé le style, usé la voix, détruit son corps sans soucis du lendemain. Ou plutôt si: par soucis du jour suivant. La lumière aveuglante du jour n'était de toute façon pas son fort, et l'autodestruction un fantasme journalistique appliqué comme à tant d'autres : « Des études américaines très sérieuses ont prouvé que l'alcool n'était pas négatif. Pourquoi y-a-il moins de morts chez les gens qui boivent ? Le Bordeaux et le foie gras sont très bons pour la santé, je maintiens, c'est même le titre de l'un de mes albums, French paradoxe. Il est impolitiquement correct de le dire mais... La deuxième cause de mortalité c'est le stress. Les cigarettes déstressent. Faites votre compte ! Il faut bien mourir de quelque chose non, et le goût de la luxure c'est parfait ».  Parfait. Reste à savoir qui osera fermer le piano, éteindre l'ampli et tirer les rideaux.

Trois ans ont depuis passé depuis cette rencontre. Cet homme aurait pu être mon père, le votre. En apprenant la nouvelle de son « départ » vers le bar de l'étage supérieur, j'ai connement relu la dédicace apposée sur sa biographie (Itinéraire d'un dandy Pop, 2006) : « A bientôt », sur la page 2. Aujourd'hui, Jacno est un mythe qui continue de frapper les touches à la nuit tombée, Rue de Saint Denis, quand le commun des mortels s'évanouit ou s'abandonne. Quand les ombres sont plus grandes que les vivants, rien n'est jamais vraiment fini. A bientôt, Jacno.

Illustration: Jüül