Le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin est l’occasion de rendre hommage aux victimes anonymes du rideau de fer et à ceux qui sont parvenus à le franchir au péril de leur vie. C’est l’objectif de ce nouveau billet de « Restons Correct ! » écrit à la première personne du singulier, plus long que d’habitude et dépourvu de (vraie) galette-saucisse. J’y raconte comment, plus de 20 ans avant la chute du mur, j’ai contribué fortuitement à l’évasion d’un Allemand de l’Est.
Ambiance guerre froide, suspens et émotion.
Allemagne du Nord août 1968, nous sommes à Travemünde, une station balnéaire plutôt coquette sur la Baltique, à la frontière entre les « deux Allemagnes », juste au pied du « rideau de fer ».
En France De Gaulle est toujours Président, en Tchécoslovaquie le « Printemps de Prague » va bientôt mourir sous le feu des blindés soviétiques. Le « Monde Libre » ne va pas lever le petit doigt.
Quelques années auparavant la France et l’Allemagne fédérale ont signé un grand « traité d’amitié » qui officialise la réconciliation entre Gaulois et Teutons. Pour les Allemands il s’agit d’assurer leurs arrières stratégiques face aux menaces venues de l’Est. Pour De Gaulle il s’agit de manifester l’indépendance de la France vis-à-vis des anglo-saxons.
A nous les p’tites allemandes…
Entre autres institutions, le traité a créé l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse. Sa mission est de veiller au rapprochement des deux pays via des échanges divers entre les générations qui n’ont pas connu la guerre.
C’est grâce à cette heureuse initiative diplomatique que je me trouve en ce chaud mois d’août 1968 à Travemünde pour deux semaines, accompagné de quelques copains (comme on disait à l’époque) en stage de voile.
Pour tout dire nous sommes clairement décidés à œuvrer sans relâche à l’approfondissement des relations bilatérales entre d’jeunes, façon « à nous les p’tites allemandes » surtout. Ca tombe bien : les p’tites allemandes qui se sont inscrites au même stage sont d’accord…
Ca tombe bien aussi parce que j’ai dix-huit ans depuis peu, que je me suis bien marré en « faisant » mai 68 dans mon bahut parisien et que j’ai bien l’intention d’en profiter vu que, dans quelques semaines, ça sera la prépa et que la prépa c’est bien connu : suffit pas d’avoir l’air intelligent, faut aussi bosser un peu…
Ach, la guerre, grosse malheur…
Nous logeons à bord du Passat, un quatre mâts « barque » désarmé pour cause de naufrage tragique quelques dix ans plus tôt de son sistership le Pamir. Une petite centaine d’élèves officiers engloutis au beau milieu de l’Atlantique, ça a fait désordre dans les chaumières allemandes, ça a incité à la prudence, au respect du principe de précaution dirions-nous aujourd’hui. Donc, depuis lors : à quai le Passat et verboten d’en bouger, ce qui offre aux bienheureux stagiaires et à leurs moniteurs un hébergement non seulement original mais aussi pourvu de tout le confort nécessaire.
C’est presque la vie de château à bord et Adolf, le chef de centre, n’arrive pas à nous faire suffisamment chier pour nous empêcher d’en profiter. Adolf n’est pas son nom, c’est ainsi que l’ont surnommé les stagiaires français. Il le sait et trouve ça d’autant moins drôle qu’il a autant de sens de l’humour qu’une serpillère usagée. Il est petit, vaguement roux, la quarantaine trapue et avancée et porte en permanence une casquette blanche façon yachtman de chez Auchan, à l’époque on disait de chez Prisunic.
Il est particulièrement insupportable quand il a forcé sur le Bier und Schnaps, c'est-à-dire à peu près tous les jours après 19 heures, histoire sans doute d’oublier l’époque où, sous-off dans la Kriegsmarine à bord d’un U-Boot traqué par les destroyers alliés, sa peau ne valait guère plus d’un pfennig. Ach, la guerre, grosse malheur…
D’élégants miradors…
Quand nous ne sommes pas occupés à conforter l’amitié retrouvée entre les naturels des deux rives du Rhin, nous faisons du dériveur dans une anse à l’embouchure de la Trave. A l’est du plan d’eau c’est la République (soi-disant) Démocratique du camarade Ulbricht, Walter pour les dames. Nous ne voyons rien de la vitrine autoproclamée du socialisme européen, si ce n’est des taillis que surplombent d’élégants miradors sans doute récupérés dans les surplus nazis. Ca donne tout de suite envie d’aller y faire du tourisme.
Des gardes-frontières y sont postés en permanence, nous observent sans cesse à la jumelle. Au début, quand un bord nous rapprochait de leur rive et que le temps était calme, on leur faisait un bras d’honneur. Juste histoire de leur montrer ce que c’était que la Liberté d’expression gestuelle. Comme ça n’avait pas l’air d’ébranler plus que ça leur rectitude idéologique on a vite arrêté.
D’autant plus vite que, soucieux d’éviter des pertes fâcheuses vu que les familles auraient risqué de lui en tenir rigueur, Adolf nous avait briefé : en cas d’échouage intempestif de l’autre « côté » pas question de mettre pieds à terre. Les verdoyants sous-bois « d’en face » sont truffés de mines anti-personnel auxquelles les lapins peuvent éventuellement échapper mais certainement pas les jeunes gens mal élevés que nous sommes. La consigne est d’attendre qu’on vienne vous chercher pour être mis en lieu sur et interrogé. Ca s’est déjà produit et ça prend en général trois jours, le temps de vérifier les identités et de remplir les trois kilos de paperasses réglementaires avant d’être reconduits à la frontière, à Berlin en général.
Vite ! Sinon « ils » tirent…
Ce matin là c’est régate. Je suis à la barre et c’est Manfred qui me sert d’équipier. Nous avons le même âge, il parle presque plus mal le français que moi l’allemand et c’est un bon « second » : sérieux, motivé, les cheveux courts, des lunettes qu’il a « assurées » autour de son cou à l’aide d’une cordelette de nylon blanc. Nous nous entendons bien et ce matin tout baigne : nous sommes en tête. J’ai pris un bon départ, nous nous sommes vite dégagés des poursuivants et, selon toute vraisemblance, nous allons virer la bouée au vent avec une bonne demi-minute d’avance sur notre challenger le plus proche. Youpi c’est nous les meilleurs !
C’est Manfred qui l’a vu le premier : Pass auf Yves ! Fais gaffe ! A moins de cent mètres au vent une tête dépasse de l’eau, un bras s’agite, nous fait signe.
Je vire un peu en catastrophe et m’approche juste sous le vent du « naufragé » selon la manœuvre dite de la « récupération d’un homme à la mer ».
Une tête chauve, très pâle, un air exténué, je maintiens le bateau à peu près immobile, écoutes choquées et barre « dessous ». Il est à moins de deux mètres et s’approche, Manfred lui tend une main, l’aide à se hisser à bord. Il s’affale dans le cockpit entre le puits de dérive et le plat bord. Il est rubicond, un peu gras du bide, juste vêtu d’un maillot de bain noir style kangourou sans poche et souffle comme un bœuf. Sur le bras gauche un tatouage genre A Lulu Pour la Vie, version prussienne.
L’homme parle, il a l’air paniqué, je ne comprends rien à ce qu’il dit, j’ai abattu et rebordé la grand-voile pour reprendre un peu de vitesse. A Manfred : was ist los ? (c’est quoi ça ?). Manfred a blêmi, son français se bouscule d’émotion : er sagt (il dit) nous partir, vite, sinon « ils » tirent…
Ca y’est j’ai compris : notre naufragé est volontaire, il tente de traverser la frontière à la nage pour s’extraire du paradis socialiste des travailleurs allemands et des prolétaires brandebourgeois. Du haut de leurs miradors, les enculés d’en face risquent d’apprécier moyen… Notre homme a raison : courage, fuyons ! Schnell et toutes voiles dehors !
Je n’oublierai jamais le soulagement dans son regard…
Pas de réaction « en face », la régate s’est arrêtée, nous revenons au ponton en croisant nos concurrents surpris, interrogatifs. Notre fugitif ne dit plus rien, il tremble de froid ou de peur rétrospective, ou des deux. Manfred est encore tout secoué, moi aussi. En fait, je l’ai appris plus tard, il était déjà en « zone libre » quand nous l’avons récupéré et de toute manière, aucun gradé d’en face n’aurait ordonné de tirer sur nous, fussions-nous déjà corrompus à l’os par le capitalisme décadent. C’eût été l’incident diplomatique de première bourre surtout s’ils nous avaient touché et, pour l’officier responsable de la bavure, le goulag assuré.
Dérangé dans ses libations matinales, Adolf ne nous aide même pas à conduire l’homme à l’abri du local où nous rangeons le matériel. Manfred lui trouve une couverture et, finalement, Adolf consent à lui préparer du café avant d’aller appeler les flics depuis la cabine téléphonique. Il a repris figure humaine et s’exprime désormais sans retenue. Il a bu son café fumant dans un verre à moutarde, il a sorti de son slip de bain une pochette de plastique dont il extrait quelques papiers d’identité froissés, un peu endommagés. Il nous les montre comme autant de saufconduits pour la Liberté. Je n’oublierai jamais le soulagement que j’ai lu dans son regard.
Je ne comprends toujours pas la moitié de ce qu’il raconte, Manfred essaye de me traduire : c’est un ouvrier de la région de Rostock, il est célibataire. Il y a un mois il a appris que sa vieille maman qui habite Hambourg était au plus mal. Il a demandé la permission de lui rendre visite, on la lui a comme de bien entendu refusée. Il a gagné la zone frontalière en autocar. Il avait entendu parler de la « facilité » qu’offrait la région.
Le reste c’est des heures de reptation nocturne dans les bois pour gagner le rivage en priant Marx ou Jésus pour ne pas sauter sur une mine. C’est l’abandon de ses vêtements dans un fourré et presque une heure de nage dans une eau carrément fraîche avant que nous ne croisions sa route.
Alles in Ordnung…
Les flics sont arrivés, ils sont deux, en uniforme, débonnaires, pas émus pour un deutsch mark. Apparemment l’affaire est presque banale, ils ont presquel’habitude. Ils l’interrogent rapidement, examinent ses papiers, lorgnent les meufs en maillot de bain qui nous ont rejoint, s’enquièrent de mon identité et de celle de Manfred qui leur confirme l’épisode « sauvetage » de l’histoire.
Ils l’emmènent dans leur VW de service, toujours emmitouflé dans sa couverture.
Je demande où ? Kein problem, on est en Allemagne tout est prévu, alles in Ordnung. Il va être conduit dans un centre d’accueil à Lübeck, on va lui donner à manger, des vêtements, des papiers provisoires et un peu d’argent. Il pourra prendre contact avec sa mère et aller la voir dès qu’il aura répondu à l’interrogatoire destiné à séparer le bon grain des réfugiés politiques de l’ivraie des espions infiltrés. Ensuite, sauf s’il manifeste l’étrange et improbable désir de retourner à l’est, il sera confié à une structure sociale spécialisée, en vue de lui trouver un boulot et un logement.
Le soir au « carré », les héros sont Manfred et ma pomme. Même cet empafé d’Adolf nous paye le coup à boire, euphorique qu’il est depuis qu’il a appris qu’il sera interviewé demain et en personne par le canard du coin. Ni lui ni nous ne passerons à la télé : c’est juste une histoire ordinaire de passage à l’ouest, sans blessés, sans même un seul coup de feu tiré. De quoi faire un quart de page dans la gazette locale, pas un sujet pour le journal télévisé.
C’était le 21 août 1968…
Deux jours après, en rentrant à bord pour déjeuner, nous avons croisé sur le chemin qui mène au Passat un p’tit papy tout buriné, tout ridé et tout propre sur lui. Très ému, bredouillant, un accent à couper au couteau. Il voulait nous annoncer que les chars russes venaient d’entrer en Tchécoslovaquie. Il en pleurait presque, en fait il en pleurait vraiment. Je lui ai souri amicalement, il n’a pas compris pourquoi. C’était le 21 août 1968. Notre papy de rencontre avait survécu à deux guerres mondiales, il n’a sans doute pas vu le « mur » tomber, le rideau de fer s’effondrer, ses compatriotes réunis dans une Allemagne entièrement libérée du totalitarisme, dans une Europe définitivement débarrassée du communisme…
Ainsi allait la vie à la frontière du monde libre, vingt et un an avant la chute du mur de Berlin, quand les vrais gens du vrai peuple risquaient leur peau pour revoir leurs parents une dernière fois…