Magazine Culture
(suite et fin des première et deuxième parties)
7/ JUGEMENT
“And I'll see you / And you'll see me / In the branches that blow in the wind / In the trees... / I'll see you / under... the sycomore trees...” : une fois qu'on les a entendus, les mots que chante Little Jimmy Scott à l'entrée fatidique de Dale Cooper dans les pièges de la Red Room sont à tout jamais inoubliables. Ils sont la terrible marche funèbre, accompagnée au saxophone, de celui qu'on croyait pouvoir être notre héros et qui en fait dès le départ courait à sa perte ; et, parmi les soupirs qui agitent les branches de sycomore dans le vent, nous pleurons en silence celui qui nous a guidé tout au long de la plus belle des séries.
Le sycomore, dans Twin Peaks, renvoie à deux traditions : celle des romans arthuriens, où le sycomore est associé, en tant qu'arbre ornemental, à la notion d'un lieu agréable (locus amoenus), comme par exemple la “dame au sycomore” dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes - d'où le nom de Glastonbury Grove donné au cercle des douze sycomores de Ghostwood, en référence à l'emplacement (factice) de la tombe du roi Arthur ; et celle du Livre des Morts des anciens Egyptiens, où le sycomore (nehet) était l'un des arbres de l'au-delà (le Sekhet-Hetep) où, avant de gagner l'ultime félicité dans la compagnie des dieux, l'âme du défunt devait franchir toute une série d'épreuves que le texte funéraire était censé l'aider à remporter.
“Ne me laisse pas brûler, ne me laisse pas me consummer” (an aûka an ennukha), implore le défunt en quête de l'accomplissement ultime de sa vie ; et à voir et revoir toute cette scène finale, si éprouvante pour le spectateur, de Dale Cooper dans la Red Room, on peut vite distinguer, pour peu que le démon de l'exégèse soit vorace, toute une série d'analogies entre le sort funeste de Cooper et le parcours de l'âme égyptienne. Celle-ci, selon les textes sacrés des pyramides et des papyrus (celui dit du scribe Ani étant le plus célèbre), le défunt pénètre dans une salle portant divers noms : Salle de la Double Maât, Salle du Jugement, Maison des Coeurs. Maât est la déesse incarnant la vérité, la droiture, l'authenticité, la justice ; symbolisée par une plume (celle de l'écriture, suprêmement divine chez les égyptiens), elle peut être dédoublée, dans les scènes funéraires, en Maât de la loi physique et Maât de la rectitude morale ; c'est elle qui le plus souvent mène par la main le défunt auprès de la balance où son coeur sera pesé devant Osiris, dans l'attente de la décision céleste.
Maât, c'est celle dont Dale Cooper estime pouvoir se réclamer : sa gentillesse, sa bonté, son humour qui se veut baume auprès des autres, sa franchise et son honnêteté, qu'on peut constater tout au long de la série, pourraient faire croire que Cooper franchirait une telle épreuve sans problèmes. Mais on le sait, tel n'est pas le cas. “Thot l'a pesé selon le décret prononcé par le cycle des dieux” (ut'a en su Tehuti em an t'et en paut neteru), et ce cycle est défavorable à Cooper, parce que derrière sa gentillesse ostentatoire peut finir par se deviner un orgueil secret, celui de bien faire sans en être récompensé, orgueil qui se mêle à celui de se croire en liaison avec les bonnes lignes de force du monde spirituel, d'être toujours en mesure de s'en emparer et de rebondir avec elles, une confiance en soi qu'au-delà de l'immense sympathie que le personnage suscitait on se devait de reconnaître comme légèrement surfaite.
Que se passe-t-il, globalement, dans la Red Room à cet instant ? Tout en prononçant le mot “meanwhile”, Laura fait un signe des bras qui s'apparente à celui d'Isis et Nephtys célébrant Osiris dieu des morts. Puis Cooper traverse toute une série de Red Rooms, toujours la même mais jamais identique, défiant les lois de l'espace, pièces dans lesquelles il est sucessivement confronté à tous ses démons intérieurs. Chaque personnage féminin qui revient (Laura, Maddy, Caroline, Annie) est une épreuve envers les sentiments de Cooper : son incompréhension, sa fascination, sa culpabilité, son remords, sa passion. C'est à la fois une rétrospective, un grand retour récapitulatif où toutes les victimes et les bourreaux sont réunis pour tourmenter, déboussoler, déstabiliser un Cooper dont les dieux savent d'avance qu'il est défaillant et qu'il sera, au bout de l'histoire, leur victime (c'est pourquoi Bob laisse “s'échapper” Cooper, pour aussitôt lancer son doppelgänger à ses trousses). Dans le Livre des Morts, le défunt fait aussi part de ses craintes, comme “la peur d'être emporté vers l'est pour célébrer les rituels des démons” : c'est bel et bien ce qui arrive à Cooper, son kâ restant prisonnier de la Loge Noire (comme l'avertit Annie à Laura encore vivante dans un paradoxe temporel fascinant), condamné à se figer et se rider comme on le voyait au début du premier rêve de l'agent, portant au revers de sa veste deux petites flammes, comme une avancée dans le grade d'un ordre maçonnique. Son corps incubé par Bob, Cooper a subi le sort des Egyptiens au coeur trop lourd et encore habité par le mal, être livré à Ammit, monstre femelle “dévoreur des morts” mêlant dans son aspect tératologique les membres du crocodile, du lion et de l'hippopotame.
Et même, poussons l'analyse égyptomaniaque plus loin encore. Si on compte le nombre de fois où Cooper pénètre ou traverse la Red Room, on en trouve 10, ce qui est le nombre de pylônes (sebkhet) que le défunt doit franchir avec succès ; et si on regarde quelle est la pièce charnière, celle où le sort de Cooper bascule définitivement, et qui est celle où il rencontre le fantôme de Caroline, le renvoyant à son absence totale de maîtrise, à la faiblesse de son courage dans les moments difficiles, on tombe sur la septième pièce, alors que dans le Livre des Morts c'est bien 7 maisons (arit) que l'âme doit traverser pour affirmer sa pureté. “Je suis une âme parfaite” (nuk ba aqer), doit proclamer le mort. Cooper n'a pas à prétendre à la perfection de son âme (aucun être humain ne peut le faire), mais il aurait dû par contre ne pas se reposer sur sa confiance erronée en la maîtrise des éléments surnaturels, et ne pas croire que son amour pour Annie saurait effacer les erreurs de la mort de Caroline. Ces mots de perfection, il ne peut pas les prononcer, et c'est la dévoration par cet autre monstre situé près du Lac du Double Feu (encore le feu...) dans les régions infernales égyptiennes qui l'attend irrémédiablement.
Dans le couloir déservant la Red Room, il passe devant la Vénus de Milo. Contrairement à la Vénus Médicis présente dans la Red Room, celle-ci, bien entendu, a les bras manquants, comme une allégorie de l'amour mutilé, insuffisant, cachant sa peur derrière une façade souriante, qui est celui de Cooper. Etrangement, quelques épisodes avant, Gordon Cole disait à Cooper à propos de Shelly Johnson : “Elle me fait penser à cette statue sans bras.” “La Vénus de Milo”, précise aussitôt Cooper dans un réflexe quelque peu savihondo. Cole le tacle alors : “Milo est le nom, mais là n'est pas la question.” Et justement, là est la question qui concerne Cooper, à savoir que la connaissance superficielle des noms et des choses n'est pas suffisante, et qu'au-delà de la connaissance il faut être en mesure d'en faire quelque chose, de la transformer et de ne pas se contenter d'une pseudo-maîtrise ne s'affirmant que dans l'attente des collisions de coïncidences. Dans la Loge Noire, la statue de la Vénus de Milo disparaît juste avant que le spectre trompeur de Caroline apparaisse : c'est le signal désespéré que le visage de Bob va bientôt apparaître dans le miroir fêlé de l'âme perdue - perdue dans l'espace, perdue pour le monde.
8/ DESTIN
“Je suis venu à vous” (îna kher -en), ne cesse de dire le défunt égyptien aux innombrables divinités qu'il se doit de saluer. Ce pourraient être les mots de Dale Cooper : ce n'est pas la Red Room qui a fini par s'imposer dans le parcours de Cooper, c'est Cooper qui malgré lui est venu de lui-même à la Red Room, parce que trop de choses dans son comportement l'y amenaient sans férir.
Twin Peaks est une série qui appelle à sa relecture, désormais sans innocence, aussi puissamment qu'un grand roman moderne ; et dès les premières minutes, les réminiscences, les appels du destin, nous frappent et nous attristent, car c'est dès le début que Cooper était perdu. Qu'est-ce qui fascine Cooper dès son arrivée à Twin Peaks ? Les sapins de Douglas, leur odeur, leur forme. Il ne faut pas pousser trés loin pour imaginer que, depuis toujours, Cooper appartient aux bois de Twin Peaks, qu'il est depuis toujours appelé à y trouver son lieu de perdition. De même, lorsqu'il tente de combiner les tatouages du major Briggs et de la Femme à la Bûche, Cooper parvient à un résultat invraisemblable, dans lequel Annie reconnaît le symbole de la Caverne du Hibou : son intuition trahit Cooper, et ses lignes de destin ont forcé sa main à dessiner sur la serviette en papier ce qui n'aurait pas dû y surgir. Oui, Cooper est gentil, apprécié par les habitants de la ville : mais c'était aussi le cas de Leland Palmer, associé fidèle, père modèle... Pourquoi Cooper échoue ? Parce qu'il n'écoute pas. Il donne l'impression de comprendre, mais il n'analyse pas, il attend que les coïncidences confirment son intuition, et ainsi, il passe à côté de ce que lui racontent les personnages d'origine indienne, propos qu'il enregistre mais qu'il ne cherche pas à saisir de suite. Devant la Ferme du Chien Mort, l'agente immobilière lui raconte que “tout le monde, bons et mauvais, est attiré au Chien Mort. La plupart se détournent, seuls les plus purs comprennent sa douleur. Et quelque part au milieu, nous, les autres, nous luttons.” (Le chien mort : Anubis, le dieu funèbre à tête de chacal...). Le comble, c'est lorsque l'adjoint Hawk (lui aussi indien) lui raconte littéralement à l'avance tout ce qu'il expérimentera dans la Red Room : il lui parle de la Loge Blanche, mais aussi de “la Loge Noire, la contrepartie de la Loge Blanche, où tout esprit doit passer pour atteindre la perfection. On y rencontre son double, celui qui Veille sur le Seuil [the Dweller on the Threshold]. Si on y affronte pas sa peur avec un courage parfait, l'âme est entièrement détruite.” Et comme par hasard, c'est ce moment que choisi l'agent Denys(e) Bryson (David Duchovny travesti en femme) pour faire une entrée comique qui annulera toute l'attention qu'on aurait (et Cooper le premier) pu porter à ces propos capitaux.
En revanche, le discours que lui tient Jean Renault dans la ferme assiégée est d'une tonalité différente, et à voir la mine pensive et résignée que fait Cooper, on sent que certaines flèches portent malgré tout : “Avant que vous veniez ici, Twin Peaks était si simple. (...) Les gens tranquilles vivaient une vie tranquille. Et puis, une jolie petit fille est morte, et vous êtes arrivé, et tout a changé. (...) Peut-être que vous avez apporté le cauchemar avec vous. Et peut-être le cauchemar va-t-il mourir avec vous.” Peut-être y-a-t-il une capacité du Mal à reconnaître le mal potentiel derrière le masque de la droiture... Et sans doute les meilleures intentions peuvent-elles dissimuler les plus noirs desseins : car sinon, comment comprendre le rôle du Géant, qui donne tout au long de la série l'impression de vouloir aider Cooper au mieux, mais qui à la fin révèle son allégeance à la Loge Noire ? C'est que, si le géant aide Cooper et se montre si convaincant, c'est pour mieux le perdre : il faut que Cooper croie à sa compréhension, à sa maîtrise des éléments que le Géant lui dévoile, pour que la Red Room l'égare encore plus efficacement. C'est le malheur de Gordon Cole (il faut bien voir son visage décomposé, effaré lorsque Jeffries ressurgit dans les bureaux du FBI) de voir ses agents condamnés à échouer les uns après les autres dans le déchiffrement ultime du mystère qui se dérobe davantage chaque fois qu'on s'en approche : Philip Jeffries prisonnier de l'électricité, Chet Desmond disparu dans l'inconnu, Dale Cooper incubé par un esprit meurtrier... Désormais, on ne peut plus voir le sourire intégral de Cooper, ce sourire qui nous le rendait irrésistible, sans un frisson de malaise et d'horreur : car le sourire de Cooper est désormais le sourire carnassier de Bob.
9/ AMOUR
“L'amour est-il le sang de l'univers ?” s'interroge la Femme à la Bûche dans l'une de ses introductions. Ce n'est pas un hasard si l'épisode qui suit accumule les scènes ou les récits d'horreur, de violence et de mort : un cadavre de vagabond transformé en tableau-vivant morbide est déposé dans le bureau du shérif Truman ; Dale Cooper révèle les détails monstrueux du meurtre de Caroline Powell, la femme qu'il était censée protéger ; le docteur Hayward raconte la tragique histoire secrète du petit Nicky, fils d'une immigrante violée et orphelin de ses parents adoptifs tués dans un accident de voiture ; enfin Shelley Johnson manque d'être tuée par son mari supposé catatonique, qui s'enfuit blessé dans les bois comme à la rencontre du mal qui l'a engendré.
L'amour est sans cesse en danger dans Twin Peaks, et met aussi littéralement en danger (Dale Cooper en sait quelque chose). Il y a tout de même un couple qu'on a peut-être un peu oublié d'observer, parce que leur dominante comique nous aveuglait : il s'agit de l'amour entre l'adjoint Andy Brennan et la standardiste Lucy Moran. Tous deux n'ont vraiment rien d'amoureux modèles dans lesquels se retrouver : qu'on pense à la maladresse, la naïveté d'Andy qui semblent ne pas avoir de bornes ; à l'esprit si extrêmement méticuleux et en même temps presque enfantin de Lucy. Leur histoire d'amour est à elle seule une petite sous-intrigue qui court tout au long de la série, mais on aurait tort de n'y voir qu'une variation de type soap opera. L'amour d'Andy et Lucy a plus de valeur que celui de Dale Cooper pour Annie, car c'est un amour qui au lieu de constituer d'un bloc dans la passion et la douleur partagée (la culpabilité, le remords), s'est fortifié dans les erreurs, les gaffes, les hésitations, les méprises, bref toute une palanquée d'obstacles d'allure comique mais qui ont en fait une signification plus haute.
Andy et Lucy représentent l'amour éprouvé en dehors de toute maîtrise, que ce soit celle des personnes ou de l'univers ; un amour constamment livré aux écueils de l'entropie et de l'erreur, mais qui ne renonce pas pour autant ; un amour qui surmonte les angoisses que peuvent susciter. Lucy enceinte (et Andy l'acceptant, au contraire de l'égoïste Dick), c'est l'acceptation de la peur, de l'incertitude, du funambulisme au-dessus du gouffre de la mort. Et sans hasard, le couple se jure fidélité dans un amour confiant et absolu, et prononce en même temps les mots “I love you” à l'aube même de l'épisode final qui verra la déchéance de Cooper. L'un cherchait désespérement à faire coïncider les signes de l'amour dans un cadre de rationalisation ; les autres s'abandonnent, acceptent avec un courage qu'à tort on n'attendrait pas des plus humbles, des moins mystiques des êtres, cette barque étrange sur un fleuve au cours tumultueux - et on sait qui, à la fin, obtient le droit de passage de l'ultime cataracte.
10/ ÉTHIQUE
C'est une magnifique et essentielle question que nous renvoie la Femme à la Bûche : “Comment traitez-vous vos semblables ? Si vous avez blessé quelqu'un, réparez tout de suite. Le monde pourrait s'effondrer de tristesse sans cela.”
Twin Peaks, on le sait, est plus qu'une série, c'est un mode de vie ; et comme le dit Pacôme Thiellement, “Laura est notre héroïne”. Il y a une leçon de vie, qui se dissimule dans les creux des rebondissements policiers, des actions comiques et des éléments fantastiques. Laura Palmer nous offre l'exemple d'une jeune femme ordinaire, bien pourvue en défauts que la société réprouve (accro à la cocaïne, couchant avec plusieurs garçons en même temps), mais qui parvient par son courage, sa compréhension de l'autre (toutes perceptions durement arrachées à travers les épreuves, les terreurs, les vides qui l'encerclent), son amour sans égoïsme, à échapper à l'infamie de l'incubation qui la guettait : tout le contraire de Dale Cooper, qui ne cesse d'affirmer l'amour, d'affirmer le courage et la compréhension, mais qui en réalité ne sait comment se sortir de sa passion pour Annie, qui manque de courage au moment décisif de la Red Room, et qui se méprend sur sa capacité à, comme le lui dit Albert Rosenfield, être “le destinataire des clés”.
En Twin Peaks, nous nous voyons comme en un miroir, avec nos propres peurs, irrationnelles ou non, nos propres rapports avec nos prochains, avec nos amis, avec les gens que nous aimons, et même ceux que nous n'aimons pas. Ainsi tel de nos anciens amis, que l'on aurait revu il y a peu pour la première fois depuis dix ans, et qui nous frapperait par son attention et sa gentillesse intactes, qui étaient les mêmes autrefois mais qui nous étaient alors invisibles, et nous nous dirions : étais-je si ignorant, étais-je si aveugle, pour ne pas voir cette gentillesse et pour l'apprécier à sa juste mesure au moment où il le fallait ?
Notre valeur ne se juge qu'au courage avec lequel nous multiplions nos modes de connaissance de l'univers, qu'au courage avec lequel nous affrontons les douleurs, les horreurs, les pertes de l'existence humaine, et toujours, dans le cercle magique de l'amitié, nous devons rester en contact permanent avec cette multitude de petits signes, de charmes passagers, de dons minuscules, de beautés de paroles et de gestes, tous si immensément précieux, que les autres nous offrent chaque jour. Ne pas faire comme Dale Cooper, étouffer ceux qui nous entourent avec une bonté trop ostentatoire, et dissimuler des failles tragiques sous une brillante façade. La connaissance est notre joie. Twin Peaks n'est pas une série : c'est l'esquisse d'une éthique personnelle qui nous rendrait plus ouverts, plus modestes, et surtout plus courageux.