Le monde s'est trop vite cru débarrassé de l'organisme polymorphe et tentaculaire qui sévissait sur les marchés financiers sous le nom de Lehman Brothers : le voilà qui émerge à nouveau du gouffre où la crise l'avait relégué, tel un Chtulhu deux point zéro, infiniment plus madré et subtil ; et il a jeté son dévolu - tremblez, misérables ! - sur le petit univers confortable de la science-fiction française.
Tout a commencé par un fait anodin en apparence, oh ! une broutille : la préface de Serge Lehman à l'anthologie Retour sur l'horizon, dans laquelle il appelle de ses vœux une science-fiction qui prenne consciemment en charge la métaphysique. La quoi ? Ben oui, la métaphysique, cette région obscure de la pensée, en-deçà ou au-delà de l'ontologie, allez savoir, que peuple tout un tas de questions solubles dans l'encre, mais non dans l'eau claire des sciences. Tenez, la vie dans son acception humaine, par exemple : comment l'expliquer ? Qui peut, en toute bonne foi et en connaissance de cause, se satisfaire des réponses scientifiques qui la réduisent à des mécanismes physiques ?
Passons sur l'article publié dans Le Monde à l'occasion de la publication de Retour sur l'horizon, qui aura eu le mérite de signaler l'anthologie à l'attention d'un public plus large que le milieu relativement restreint, faut-il le rappeler, de la Science-Fiction/Fantasy/Fantastique française (S.F.F.F.F.) ; outre ces considérations éditoriales, il ne présente pas grand intérêt, comme on pouvait s'y attendre.
Le cas de Fabrice Colin, auteur d'un court texte publié sous le titre d'« Esthétique du lâcher-prise », est nettement plus grave, ne serait-ce que parce que ce texte a vu le jour sur le site du Cafard Cosmique, l'un des hauts lieux de la SF sur Internet. Pire encore, Colin, qui compte parmi les figures de proue de l'Imaginaire français, avoue ne s'y être jamais réellement senti chez lui : « Sans la SF, je ne serais pas là aujourd'hui ; avec la SF, je n'irai jamais très loin ailleurs. »
Dès lors, la pandémie était inévitable. Daylon, talentueux illustrateur et écrivain lui aussi, reprenait à son compte les arguments de Serge Lehman et de Fabrice Colin sur le site collaboratif Moonmotel ; Systar publiait sur son blog un article intitulé « La troisième dépossession », dans lequel il réaffirme, secondant ainsi Lehman, le rôle crucial de la philosophie dans l'approche de la littérature en général et de la SF en particulier ; enfin, l'Insecte nuisible d'Epikt se faisait à son tour l'écho de cette déclaration de guerre en reformulant l'alternative offerte à notre florissante dissidence : persister sous l'étiquette SF, ou s'en libérer pour rejoindre ce que certains nomment, avec un soupçon de dédain, la « littérature blanche », voire « la blanche », comme s'il s'agissait là d'un produit vaguement illicite.
La discorde semble donc s'articuler (ou se désarticuler, sur les forums) autour de la question, lancée par Serge Lehman, d'un passage du Sense of wonder à la « SF métaphysique ». Il ne s'agit évidemment pas pour Lehman d'inciter les écrivains à revoir leurs présupposés, mais de mettre en évidence la propension des œuvres estampillées SF à explorer le champ métaphysique plutôt que de s'en tenir à la prospective. En ce sens, la mutation que pointe Lehman s'est engagée il y a des années ; reste à prendre conscience du chemin parcouru.
À quoi l'humanité ressemblera-t-elle dans cent ans, mille ans, un million d'années ? Le progrès technique aboutira-t-il à un monde meilleur, ou à la destruction de toute vie ? On n'en sait foutre rien, pourraient répondre Lehman, Calvo, Colin, Volodine ou Beauverger, pour ne citer qu'eux. La question n'est pas là ; et au risque de décevoir les bonnes âmes, l'écrivain de SF n'est pas mieux placé que ses congénères pour savoir de quoi l'avenir sera fait, et encore moins pour leur indiquer la direction à prendre. Tout juste peut-on reconnaître au space opera la faculté de susciter l'émerveillement du lecteur face à la cohérence des mondes qu'il engendre : l'aspect proprement scientifique de la fiction n'est alors plus qu'un outil au service de cet émerveillement. En ce sens, la SF est sans doute moins tributaire de l'avènement de la science elle-même que du mouvement romantique, qui acheva de consacrer le roman en lui permettant d'investir un espace aux dimensions de l'imaginaire, et dont Jules Verne fut l'un des continuateurs les plus glorieux.
Le dernier tome en date du cycle de la Culture de Iain M. Banks, Trames, paraît suivre cette veine romantique en la transposant à l'échelle du cosmos. La structure singulière de Sursamen, le monde-gigogne dont il est question dans ce récit, n'est d'ailleurs pas sans évoquer le Voyage au centre de la terre : Les différents niveaux, reliés entre eux par de gigantesques piliers, abritent chacun une forme de vie singulière, des être monocellulaires à des créatures parvenues à un haut niveau de perfectionnement organique, jusqu'au noyau depuis lequel une créature unique, le Xinthien, veille au bon fonctionnement du monde. L'ensemble repose sur des bases scientifiques explicites, afin que chaque élément de l'architecture et des écosystèmes de Sursamen puisse être légitimé dans l'absolu par les lois physiques et biologiques. Mais il ne s'agit pas pour autant, loin s'en faut, d'un ouvrage de hard science dans lequel la fiction ne serait qu'un prétexte à la réalisation simulée des théories scientifiques les plus avancées. La cohérence physique de Sursamen correspond plutôt à une modalité de l'effet de réel qui constitue une singularité de la SF : elle occupe la place que la vraisemblance traditionnelle a laissée vacante, et permet ainsi à la description de Sursamen d'atteindre sa pleine puissance d'évocation. Imprégné de spéculation scientifique, ce dispositif narratif correspond parfaitement aux critères communément admis de la littérature de science-fiction.
Pour autant, cette conformité aux principes du genre n'est pas incompatible avec une finalité essentiellement métaphysique qui s'étend, à mon sens, à l'ensemble du cycle de la Culture. Dans Trames, cette finalité apparaît de manière plus évidente encore, dans la mesure où Banks y tente une nouvelle fois de déterminer la place de l'humain (en symbiose avec les intelligences artificielles) au sein d'une hiérarchie universelle non anthropocentrée, mais cette fois dans un monde clos, mystérieusement régi par le mystérieux Xinthien dont la subsistance est essentielle au maintien de l'ensemble. L'enjeu du roman réside précisément dans la survie de ce principe immanent, garant par sa simple présence de l'intégrité du monde, face à un principe destructeur lui-même dissimulé dans la structure de Sursamen, et dont les motivations sont tout aussi inaccessibles à l'homme que celles du Xinthien. Les humains, dominés par des puissances qui dépassent leur entendement, sont amenés à activer le principe destructeur, mis en échec in extremis par un agent de la Culture.
Dans cet univers intriqué, hiérarchisé à l'infini et soumis à un fragile équilibre, c'est toujours par l'homme qu'advient le clinamen, l'événement qui bouleverse les schémas établis : l'humain, chez Banks, est le vecteur de la narration. Le citoyen de la Culture est d'ailleurs tout entier dévolu à cette tâche, le reste étant du ressort des I.A. Que serait le magnifique Use of weapons (L'Usage des armes) sans la révélation finale de la véritable identité de Cheradenine Zakalwe ?
C'est en ce sens que l'on peut affirmer que la finalité du cycle de la Culture est d'ordre métaphysique : l'essentiel ne réside pas tant dans le sense of wonder suscité par la cohérence des mondes quasi-inconcevables imaginés par l'auteur, que dans la révélation, tome après tome, de ce qui dans l'homme - ou plus largement dans l'individu - excède les lois matérielles.
A suivre...