Quel que soit le maître, il vient un moment où l’élève est tout seul en face du problème mathématique; s’il ne détermine son esprit à saisir les relations, s’il ne produit de lui-même les conjectures et les schèmes qui s’appliquent tout comme une grille à la figure considérée et qui en dévoileront les structures principales, s’il ne provoque enfin une illumination décisive, les mots restent des signes morts, tout est appris par cœur. Ainsi puis-je sentir, si je m’examine, que l’intellection n’est pas le résultat mécanique d’un procédé de pédagogie, mais qu’elle a pour origine ma seule volonté d’attention, ma seule contention, mon seul refus de la distraction ou de la précipitation et, finalement, mon esprit tout entier, à l’exclusion radicale de tous les acteurs extérieurs. Et telle est bien l’intuition première de Descartes: il a compris, mieux que personne, que la moindre démarche de la pensée engage toute la pensée, une pensée autonome qui se pose, en chacun de ses actes, dans son indépendance plénière et absolue.
(…) Pourtant l’enfant qui applique sa liberté à faire une addition selon les règles n’enrichit pas l’univers d’une vérité nouvelle; il ne fait que recommencer une opération que mille autres ont faite avant lui et qu’il ne pourra jamais mener plus loin qu’eux. C’est donc un paradoxe assez frappant que l’attitude du mathématicien; et son esprit est semblable à un homme qui, engagé dans un sentier fort étroit où chacun de ses pas et la position même de son corps seraient rigoureusement conditionnés par la nature du sol et les nécessités de la marche, serait pourtant pénétré par l’inébranlable conviction d’accomplir librement tous ces actes. En un mot, si nous partons de l’intellection mathématique, comment concilierons-nous la fixité et la nécessité des essences avec la liberté du jugement.
La suite de cette note sur le blog Jadislherbe : ICI, extrait de Introduction à des textes choisis de Descartes (1946) par Jean-Paul Sartre.
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