A bientôt 35 ans, Helmut manage le marketing de la filiale française d’une grosse affaire allemande. Son français est excellent, sa francophilie indiscutable. Nous ne sommes pas vraiment intimes, juste un peu amis.
Nous venons de lire tous les deux Naissance et Déclin des Grandes Puissances de Paul Kennedy, le bestseller géopolitique du moment. Pour autant nous ne parlons pas « politique », ça ne serait pas professionnellement « correct », même s’il nous arrive d’échanger des considérations sur l’avenir de l’Europe et sur le rôle grandissant qu’est amené à y jouer l’Allemagne. En fait je ne sais même pas s’il vote social-démocrate, libéral ou conservateur et c’est sans importance. C’est un garçon intelligent, cultivé et ambitieux, un parfait exemple de ce que le système universitaire d’Outre-Rhin peut produire de meilleur, avec juste la pointe de raideur comportementale sans laquelle il ne serait pas vraiment allemand.
Certes il savait que ça tanguait sévère se « l’autre côté », à Leipzig notamment mais aussi à Berlin-Est. Quelques semaines auparavant Honecker avait été démissionné par son polit-büro, il espérait comme tout le monde que cela n’allait pas se terminer en bain de sang, en hécatombe comme en 1953 quand les chars russes tirèrent sur la foule des ouvriers en grève. Tout le monde avait la même crainte même si tout le monde avait compris que le communisme était en train de refluer sévère. N’empêche qu’en attendant les communistes du SED étaient toujours au pouvoir à Berlin Est et la sinistre Stasi toujours active.
Alors, que le mur ait pu tomber sous la simple pression d’une foule désarmée criant Wir sind das Volk !, Nous sommes le peuple ! était, pour lui comme pour l’immense majorité des observateurs allemands ou non, aussi spectaculaire qu’inattendu.
Tu sais Yves me dit-il, l’Est n’est pas prêt pour ça, leurs usines sont délabrées, leur technologie et vieille, leur personnel incapable de travailler comme nous à l’Ouest.
Tu as sans doute raison, tu connais mieux tes compatriotes que moi, mais je doute que Kohl puisse aller contre la volonté de son peuple.
Nous en sommes restés là, on connaît la suite : un an après les neue Länder rejoignaient officiellement la République Fédérale, l’Allemagne était réunifiée.