Ce jour « là », à moins que ce ne fut le lendemain, je déjeune avec Helmut au Café de la Jatte. C’est professionnel, Helmut est un client et c’est ma boîte qui paye. Josette et Marcel n’ont pas été invités et il n’y a pas de (vraie) galette-saucisse au menu. Du reste « Restons Correct ! » n’existe pas encore, internet et 20Minutes.fr non plus.
A bientôt 35 ans, Helmut manage le marketing de la filiale française d’une grosse affaire allemande. Son français est excellent, sa francophilie indiscutable. Nous ne sommes pas vraiment intimes, juste un peu amis.
Nous venons de lire tous les deux Naissance et Déclin des Grandes Puissances de Paul Kennedy, le bestseller géopolitique du moment. Pour autant nous ne parlons pas « politique », ça ne serait pas professionnellement « correct », même s’il nous arrive d’échanger des considérations sur l’avenir de l’Europe et sur le rôle grandissant qu’est amené à y jouer l’Allemagne. En fait je ne sais même pas s’il vote social-démocrate, libéral ou conservateur et c’est sans importance. C’est un garçon intelligent, cultivé et ambitieux, un parfait exemple de ce que le système universitaire d’Outre-Rhin peut produire de meilleur, avec juste la pointe de raideur comportementale sans laquelle il ne serait pas vraiment allemand.
La chute du mur l’a laissé comme presque tout le monde baba. Comme pour les autres Allemands de sa génération, la réunification ce n’était même pas un objectif, juste une éventualité à laquelle ils n’étaient même pas certains d’assister de leur vivant. Une façon sans doute d’évacuer les fantasmes historiques de la puissance allemande pour un peuple indiscutablement traumatisé par l’héritage historique du nazisme, du Reich hitlérien, celui qui devait durer mille ans…
Certes il savait que ça tanguait sévère se « l’autre côté », à Leipzig notamment mais aussi à Berlin-Est. Quelques semaines auparavant Honecker avait été démissionné par son polit-büro, il espérait comme tout le monde que cela n’allait pas se terminer en bain de sang, en hécatombe comme en 1953 quand les chars russes tirèrent sur la foule des ouvriers en grève. Tout le monde avait la même crainte même si tout le monde avait compris que le communisme était en train de refluer sévère. N’empêche qu’en attendant les communistes du SED étaient toujours au pouvoir à Berlin Est et la sinistre Stasi toujours active.
Alors, que le mur ait pu tomber sous la simple pression d’une foule désarmée criant Wir sind das Volk !, Nous sommes le peuple ! était, pour lui comme pour l’immense majorité des observateurs allemands ou non, aussi spectaculaire qu’inattendu.
Etait-ce une bonne nouvelle ? En fait Helmut n’en savait trop rien. Une fois l’émotion passée son intellect s’était remis au taf et le résultat était clair : la réunification ne se ferait pas avant plusieurs années même si le matin même Das Bild, le grand quotidien, avait titré sur toute sa une : Guten Morgen Deutschland ! Bonjour l’Allemagne !
Tu sais Yves me dit-il, l’Est n’est pas prêt pour ça, leurs usines sont délabrées, leur technologie et vieille, leur personnel incapable de travailler comme nous à l’Ouest.
Tu as sans doute raison, tu connais mieux tes compatriotes que moi, mais je doute que Kohl puisse aller contre la volonté de son peuple.
Nous en sommes restés là, on connaît la suite : un an après les neue Länder rejoignaient officiellement la République Fédérale, l’Allemagne était réunifiée.
Le Wir sind das Volk des manifestants de l’été 1989 étaient devenu Wir sind EIN Volk, Nous sommes UN peuple !