Je suis au Cap Vert depuis deux
jours. C’est la troisième fois que j’y viens. Dès que j’ai posé le pied à terre,
j’ai compris pourquoi Cabo Verde avait été mon escale préférée lors d’un
premier voyage de plusieurs mois en bateau il y déjà 13 ans. Pourtant, durant ces
6 mois de bourlingue entre Royan et les îles vierges, j’avais vu du pays. Le
Cap Vert, j’en parle une autre fois; ça ne fait que commencer et puis dans
l’ordre, avant ça, il a fallu y arriver… Petite mise en garde quand même, la
suite est franchement trop longue à mon goût mais je n’ai vraiment pas réussi à
abréger.
A Las Palmas «la poisse», si j’ai
soigneusement préparé Galapiat dans les moindres détails et tout vérifié trois
fois, je me suis franchement négligé. J’avais quand même prévu une bonne dernière
nuit pour me retaper un minimum mais me suis tout à coup aperçu que je ne
pouvais pas partir pour une première grande solitaire sans me relire en chemin
«La Longue Route». C’est bien le diable si, dans un tel port de voyage, je ne
trouve pas quelqu’un pour me l’échanger ou me le prêter. Je finis par trouver
bien-sûr, mais de ponton en ponton, de rencontre en rencontre, ce n’est qu’à l’aube
que je rentre me coucher, éméché mais surtout étourdi par toutes ces personnes étonnantes
que j’ai encore croisées. Comme promis à Martha cette nuit, j’embarque pour son
association Correosdelamar.org, des sacs de fringues, de jouets et de
fournitures scolaires à droper au Cap Vert auprès de contacts existant ou à
créer, afin qu’ils en fassent le meilleur usage possible.
Je largue les amarres en milieu
d’après-midi. Stressé non pas par le trajet mais par une éventuelle poursuite
de la série noire, je guette l’avarie avec une pensée émue pour l’ami Jim dont
c’était une des occupations favorites lors de notre transat Panama-Hyères
l’année dernière. Galapiat me rassure bien vite, probablement par gratitude de
m’être aussi bien occupé de lui ces derniers temps. Le vent portant monte, je
mettrais bien le spi mais je ne suis pas équipé pour grimper seul en tête de
mât dans le cas où il s’entortirait autour de l’étai comme c’est arrivé lors de
notre navigation vers Malte cet été. Je me contente de rester en ciseau, génois
tangonné. Et puis, je me mets à poil. Mon corps me rappelle tout à coup qu’il n’apprécie
plus de carburer sur le seul régime d’un demi-repas par jour, de tabac et de
litres de thé. Je me lance alors dans une sorte de tortilla géante ultra riche
de tout, en dévore trois assiettes. Grosse indigestion. Après une série de
photos débiles pour tester mon nouveau gadget -El mas facile y barrato por
favor - j’ai demandé au vendeur hier dans mon piètre espagnol de ponton-, je me
plonge dans les arcanes mystérieuses du radar et de ses multiples réglages de
gain. Je n’ai utilisé l’engin que deux ou trois fois seulement. Cette fois-ci
c’est différent. Je compte bien sur lui et son alarme pour pouvoir dormir
correctement en mer. Le bon vieux docteur Chauve explique qu’il faut un minimum de cinq heures de
sommeil par 24h et que, lorsqu’on entend des voix ou que la vierge apparait
dans les haubans, il ne faut vraiment plus tarder à rejoindre sa couchette. La
nuit tombe et malgré ses deux tonnes de plus et ces satanés coquillages qui ont
commencé à coloniser la coque à une vitesse effarante dans les eaux de Las
Palmas, le vent qui a fraîchi propulse Galapiat, tout dessus, rien en dessous, entre
7 et-12 nœuds pendant que je vaque peinard à mes occupations. Le kif!
Mon seul soucis est le sommeil. Chaque
fois que je m’allonge et commence à plonger dans les limbes, une étrange
excitation me rappelle à la surface. J’entame ma seconde nuit blanche et ne
suis pas fatigué pourtant. La lune est couverte, je me rapproche d’un super tanker
illuminé mais sans feux de route. Il est immobile et tellement énorme que même
la houle qui enfle ne semble pas pouvoir le faire osciller de quelques
millimètres. Je passe avec respect pas loin de la proue du monstre endormi en
me demandant ce qu’il peut bien attendre.
Je suis dans l’alizé, aucun doute
la dessus. A quoi le reconnait-on? Et bien disons que si vous êtes nu toute la
journée, si vous n’avez pas touché une écoute depuis un moment et que, malgré
cela, le bateau aligne durablement de belles moyennes, vous y êtes certainement.
175 milles pour ce premier jour. Ah oui! j’oubliais aussi, en général même le
plus misérable des pêcheurs voit sa ténacité récompensée. Je remonte une
Coryphène de taille parfaite pour un solitaire affamé. 50 mn plus tard, elle
est dans mon estomac. Tel un moine caressant son missel, je me relance dans la
lecture religieuse de Moitessier. C’est la première fois que je lis trois fois
le même bouquin. Je savoure chaque point technique ainsi que son lyrisme nautique
que certains abrutis lui reprochent avec condescendance. Galapiat dévale les
lames sans forcer. Parfois une houle traversière le bouscule un peu dans un surf
à la manière d’un gros camion sur une pente glissante qui chasserait du cul. Et
puis, il se remet en ligne tout seul sans que je ne touche à quoi que ce soit.
Je dors mieux cette deuxième nuit
même si c’est plus une somnolence qu’un véritable sommeil. Le poisson ne passe
pas. Pas une question de fraîcheur mais peut-être trop cru ou trop vite avalé.
En tous les cas, je le vomis par-dessus bord tandis qu’une petite déferlante
vicieuse claque sur le franc bord et me douche la tête sous la pleine lune. Un
peu dégouté du poisson dans l’immédiat, je ne remets même pas la traîne. Pas un
bateau depuis la citadelle flottante de la nuit dernière. Le vent est monté à 30
nœuds, la mer gronde. Je n’ai pas envie de réduire, ça ne montera pas plus. Galapiat
accélère encore. Jouissif. 185 milles pour ce deuxième jour et record sur 24h
battu. Mon bel enthousiasme est rincé lors de ma petite inspection de routine: une
soudure du puit de dérive arrière a laché et laisse s’échapper par
intermittence un filet d’eau. Peu accessible en navigation, je ne peux dans
l’immédiat qu’y poser un serre joint pour éviter que la fissure ne progresse. Trouver
un soudeur alu au Cap Vert ou au sénégal n’est pas franchement gagné. Allez.
pas de stress inutile, arrivons d’abord. On avisera sur place. Il y a toujours
une solution. C’est mon nouveau motto qui remplace avantageusement: quelle
merde! Je profite de l’instant, de cette navigation exceptionnelle que Galapiat
et moi avalons goulument.
Au troisième jour seulement, la
sentinelle qui veillait à je ne sais quelle hypothétique invasion de tartares
s’est enfin décidée à abandonner son poste: j’ai retrouvé le sommeil et rattrape
mon déficit dès que j’en ai envie. Que c’est bon de s’endormir les membres relachés,
les pensées moins chaotiques et les rêves revenus à une vitesse de défilement
normale. Allongé dans ma couchette, je rêve et entends le feuillage de grands
arbres qui bruissent sous une rafale. Non, il n’y a pas d’arbres en mer, ce
n’est que le bruit de l’eau qui bouillonne contre la coque lorsque Galapiat
accélère en fin surf….Vers 4h du mat, alors que je me lève et me prépare une
solide collation salée, j’ai l’impression que le vent a baissé, Galapiat
embarde moins. Pourtant la moyenne s’est encore allongée et à 14h, mon record de
la veille est écrasé par 195 milles au compteur. Pour une première solitaire
hauturière, je suis servi comme un prince. J’aimerais pouvoir affirmer être
parvenu à cette belle moyenne par des manœuvres aussi spectaculaires
qu’audacieuses mais la vérité est que je n’ai presque touché à rien depuis le
départ. J’ai juste fais confiance, je corrige de temps en temps le cap de
quelques degrès quand un léger changement de vent ou de houle me fait dériver
de ma route. Un enfant de 10 ans ferait tout aussi bien. Mon seul mérite est
d’avoir su saisir la bonne fenêtre météo, simplement idéale.
&
De jour, je lézarde souvent sur
le pont à ne rien faire, à lire ou à regarder. Avec les alizés, les poissons
volants sont apparus, peu nombreux la veille, innombrables escadrilles au ras
des flots le matin suivant. Une vraie reconstitution de la bataille
d’Angleterre. Pas moins de sept crashs sur le pont cette nuit: La pêche pour
les nuls. Il parait que c’est plus fin que la sardine, il y aurait de quoi
faire une bonne friture mais ils sont déjà tout raides et l’odeur qu’ils laissent
sur les doigts me lève le cœur. Décidément, ma petite intoxication laisse des
traces. Pas encore prêt à remettre la ligne ni même à manger du thon en boîte…
Cette nuit, l’un d’entre eux est passé à ras de ma tête. A mon sens, s’en
prendre un dans la figure ne doit pas être anodin. J’imagine le tableau: œil
creuvé par un exocet, personne ne me croirait. Et pour le reste de ma vie, à
celui qui me demanderait comment c’est arrivé, je devrais répondre:
- J’ai pris un poisson volant dans la tronche
- Oh, arrête tes conneries, ç’est si dur que ça d’en
parler?
- Mais non,
je te jure que c’est la vérité
En tous cas, je suis désormais persuadé
que ça a déjà dû arriver à un malchanceux. Je vais mener ma petite enquête…
Après plusieurs tatonnements, je
finis tout content par capter RFI fort et clair et écoute un peu l’émission:
trois «experts» y débattent de la situation israëlo-palestinienne. Ils
finissent par conclure que la situation ne s’arrange pas. Passionnant… Je coupe
la radio, finis «La Longue route» avant d’attaquer un autre bouquin prêté: «La mer est ronde» de Deniau. Enarque,
ambassadeur, politicien, et académicien qui se risque pourtant sur ce sujet. Suspect.
Méfiance. Ça commence bien pourtant: il se désigne simplement comme un «amateur»
au sens de celui qui n’est pas professionnel mais qui aime. La structure est
sympa aussi, traiter de la mer par thème plutôt que comme un récit : bateau,
cartes, nœuds, littérature. Je me sens vite pris d’un malaise car malgré la
feinte humilité de son avant propos, ce plaisancier du dimanche se révèle
pédant, donneur de leçons et condescendant. La mauvaise habitude de se faire
cirer les pompes dans les cabinets ministeriels probablement. Je n’irai pas
plus loin et laisse définitivement de côté l’affreux bonhomme. Autre prêt et
excellente surprise en revanche avec «Salut au grand sud», écrit par Autissier
et Orsenna (Académicien lui aussi mais un bon vu qu’il a repris le siège vacant
de Cousteau). Drôle, très poétique et passionnant, même pour ceux qui n’ont que
faire des terres australes. A lire absolument.
Avant dernier soir, en pleine
forme. Je me propose et accepte volontiers la première mousse depuis les
Canaries puis décide de faire night-club à bord. Musique à fond, je trinque
avec la pleine lune qui me cache un peu la croix du sud, promesse de tropiques.
A défaut de stromboscopes, elle m’éclaire quand je me mets à danser stupidement
sur le rouf ou que, un peu plus tard, dans le silence cette fois-ci, les bras
en croix, je me prends pour Leonardo Di Caprio à faire le beau à la proue de
Galapiat. Ce soir, c’est fête. Il y a bien cette fissure dans le puit de dérive
arrière, la GV qui rague dangereusement contre le deuxième étage de barre de flèche;
la VHF qui, après que je lui ai enfin rendu parole et audition, s’est mise à me
créer une fuite électrique; l’eau sous pression qui fait sporadiquement
toujours des siennes, sans compter mes aléas sentimentaux. Rien à foutre. Ce
soir, je monte le son, je danse le mia, quitte à faire péter les enceintes et à
fumer les batteries. Trop bon. Rien de grave ne peut m’arriver de toutes façons
en ce moment. Un peu difficile à expliquer mais je le sais, je le sens.
Quatrième jour: Le gros ventilo s’essouffle,
plus qu’une petite dizaine de nœuds hésitants tant en force qu’en direction. Je
suis même obligé d’aller manœuvrer, c’est dire. Je détangonne, passe le genois
sous même amure que la GV, je me remets plus tard en ciseau tangonné, puis non etc….
Pas pressé après tout. Je peux encore profiter de cette curieuse parenthèse
dénuée de rythme formel et de regard extérieur. Même à deux, on marque au moins
les journées de navigation par deux repas partagés. Seul, c’est vite en
fonction de sa fantaisie et de ses besoins du moment. Diète ou trois festins
par jour, dormir 2h ou 15h. Qu’importe. Aucune règle sauf les miennes.
Au petit matin, Sal est en vue
dans un halo brumeux. L’atterissage sous le vent de l’île est merveilleux. La
mer s’aplatit et Galapiat glisse furtivement le long de la côte en direction de
Baia de Palmeira. Une myriade de barques de pêcheurs travaillent et je reprends
la barre à Charlie pour la première fois depuis Las Palmas pour zig zaguer et
éviter leurs filets. Petits signes amicaux de la main. La mer est constellée de
risées formées par les bancs de poissons qui abondent ici. Les dauphins par
dizaines tournent autour des barques comme des chiens de berger attendant leur
récompense. Certains tapent la surface de l’eau de leur queue, d’autres
effectuent de spectaculaires cabrioles dans les airs. Il y a de la joie immédiate
dans ce pays. Un peu à regret, je roule le Génois et continue mollement
jusqu’au mouillage sous GV seule. A regret encore, je relance la bourrique pour
les derniers cent mètres et arise la GV. Je lâche la pioche dans 4m d’eau à côté
de «Tudo bon», ce joli monocoque jaune poussin, ultra rapide que je croise
depuis Rabat et que je pensais parti pour le Sénégal avec ses copains. Un coup
de fil pour rassurer la maman, puis je consigne le bilan de cette première solitaire
significative dans le livre de bord. Date: 4 Novembre 2009. 20 minutes de
moteur; 828 milles en 115 heures, soit un sympathique 7.2 nœuds de moyenne,
record battu sur 24h avec 195 milles avec pointes à 16 nœuds. Les chiffres, on
s’en moque en vérité. L’essentiel est ailleurs: Je suis en bien meilleure forme
physique et morale qu’au départ, lavé de tout et net, libre comme jamais, juste
heureux finalement.