L’argent

Publié le 06 novembre 2009 par Jlhuss

Pendant trois jours à Auxerre, d’éminents universitaires et sociologues tiendront “tables rondes” ouvertes à l’occasion des traditionnels “Entretiens d’Auxerre “, créés par Leo Hamon et de nos jours sous la responsabilités des Cercle Condorcetde l’Yonne.
Le thème 2009 est “l’argent”; occasion pour nous de vous présenter ces entretiens et d’annexer un texte à la manière de “mes pages” d’Arion , mais sans son talent.
Il s’agira bien sûr, l’imagination n’est pas au rendez-vous, du roman de Zola du même nom : “L’argent”. Arion nous a déja donné une belle page de cet auteur .
L’idée de départ de Zola est d’écrire un récit sur la débâcle politique du second Empire, puis le projet du roman sur la bourse s’impose.
On y retrouve ceux pour qui l’argent est mauvais par principe “toutes nos crises, toute notre anarchie viennent de là … Il faut tuer, tuer l’argent” . Mais nous retrouverons beaucoup plus ceux qui s’en nourrissent, le gèrent.

Ils ont chacun des caractéristiques différentes, des profils hétéroclites, mais une constante les habite : ils jouent la logique financière avant tout autre chose. Ils jouent, c’est bien le terme puisque le théâtre est la bourse, pas celui du travail et de l’épargne, celui du jeu avec ses risques, ses ruines, ses rêves. Le roman est ainsi rythmé par les soubresauts du cours de l’Universelle.
L’argent se présente avec plusieurs visages, celui de la réussite ou de l’échec, mais il peut aussi revêtir l’aspect de l’outil de l’action, de l’entreprise, de l’échange socialement utile. L’argent c’est le commerce et ses malheurs ou ses miracles. Le gain et la perte, la vie et la mort: “Sans l’amour, pas d’enfants, sans la spéculation, pas d’affaires”, écrit Zola.
Un récit toujours actuel, mais nos universitaires Auxerrois de trois jours sauront sans doute réactualiser ces données.

Nous donnerons ici deux portraits singuliers : La “hyène” et le “chiffonier”

Portrait de la Méchain

Et il fut interrompu par l’arrivée d’une femme énorme, Mme Méchain, bien connue des habitués de la Bourse, une de ces enragées et misérables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, à la petite bouche d’où sortait une voix flûtée d’enfant, semblait déborder du vieux chapeau mauve, noué de travers par des brides grenat ; et la gorge géante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangée de boue, tournée au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu’une valise, qu’elle ne quittait jamais. Ce jour-là, le sac gonflé, plein à crever, la tirait à droite, penchée comme un arbre.
Vous voilà, dit Busch qui devait l’attendre.
– Oui, et j’ai reçu les papiers de Vendôme, je les apporte.
– Bon ! filons chez moi… Rien à faire aujourd’hui, ici

Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber là les titres délaissés, les actions des sociétés mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu’ils se disputent à vingt sous, à dix sous, dans le vague espoir d’un relèvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scélérate, qu’ils cèdent avec bénéfice aux banquiers désireux de gonfler leur passif.

Dans les batailles meurtrières de la finance, la Méchain était le corbeau qui suivait les armées en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crédit ne se fondait, sans qu’elle apparût, avec son sac, sans qu’elle flairât l’air, attendant les cadavres, même aux heures prospères des émissions triomphantes ; car elle savait bien que la déroute était fatale, que le jour du massacre viendrait, où il y aurait des morts à manger, des titres à ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d’une banque, eut un léger frisson, fut traversé d’un pressentiment, à voir ce sac, ce charnier des valeurs dépréciées, dans lequel passait tout le sale papier balayé de la Bourse.

*

Portrait de Busch
Mais, outre l’usure et tout un commerce caché sur les bijoux et les pierres précieuses, il s’occupait particulièrement de l’achat des créances. C’était là ce qui emplissait son cabinet à en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes.

Dès qu’il apprenait une faillite, il accourait, rôdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immédiatement. Il surveillait les études de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des créances désespérées. Lui-même publiait des annonces, attirait les créanciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs débiteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de véritables hottes, le tas sans cesse accru d’un chiffonnier de la dette : billets impayés, traités inexécutés, reconnaissances restées vaines, engagements non tenus. Puis, là-dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gâté, ce qui demandait un flair spécial, très délicat. Dans cette mer de créanciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop éparpiller son effort.

En principe, il professait que toute créance, même la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une série de dossiers admirablement classés, auxquels correspondait un répertoire des noms, qu’il relisait de temps à autre, pour s’entretenir la mémoire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus près ceux qu’il sentait avoir des chances de fortune prochaine : son enquête dénudait les gens, pénétrait les secrets de famille, prenait note des parentés riches, des moyens d’existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions.

Pendant des années souvent, il laissait ainsi mûrir un homme, pour l’étrangler au premier succès. Quant aux débiteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fièvre de recherches continuelles, l’œil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quêtant les adresses comme un chien quête le gibier. Et, dès qu’il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait féroce, les mangeait de frais, les vidait jusqu’au sang, tirant cent francs de ce qu’il avait payé dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcé de gagner avec ceux qu’il empoignait ce qu’il prétendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu’une fumée.

L’Argent ;  Émile Zola - 1891