9 novembre 1989 : le mur de Berlin s’effondre. Pourquoi le socialisme, cette utopie du siècle romantique, a-t-il échoué ? Pour une raison très simple : « it’s economy, stupid ! ». Cette boutade éminemment politique de Bill Clinton à ses partisans résume tout le débat : un régime n’est populaire que s’il fournit le pain et les jeux. Toute contrainte ne peut être acceptée que provisoire, tout sacrifice qu’égalitaire et transitoire. Or les régimes socialistes ont failli. Ils ont repoussé à des jours indéfiniment meilleurs le bien-être socialiste, tout en proclamant – Brejnev le premier dans la nouvelle Constitution – que l’URSS était entrée dans le régime supérieur du « socialisme avancé » !
Le pain restait de mauvaise qualité, après une vaste famine initiale qui fut un génocide de classe, le Parti seul décidant qui était « koulak » ou « prolétaire ». Les biens de consommation restaient grossiers, mal conçus et mal finis, leur production ne venant qu’après les commandes militaires. Les jeux (datchas ou séjours au bord de la mer Noire) étaient régis par le Parti et récompensaient la flagornerie et le copinage plutôt que l’égal partage de la pénurie. Pire encore : l’élite autoproclamée et cooptée des membres du Parti communiste trustait tous les avantages du système. Aux copains les logements avec assez de place, aux coquins les magasins spécialisés où l’on trouvait de tout, au château les cadeaux, dont l’accès au Goum, seul grand magasin réservé à qui pouvait payer en devises non socialistes l’accès aux biens occidentaux…
La force primait le droit, l’idéologie masquait le pouvoir tout cru. Bien pire que dans les régimes bourgeois car les élections étaient des parodies : contrôle social de qui vote, absence de tout secret du vote, aucune opposition. Comme les Talibans, les Communistes haïssent l’expression populaire par suffrage universel : ne détiennent–ils pas eux-même la seule Vérité révélée ? Que peut savoir la masse ignare des secrets de l’Histoire ou des desseins de Dieu ?
Mauvais pain et jeux réservés, quoi d’étonnant à ce que les citoyens de l’Est aient voté massivement avec leurs pieds dès que l’étau de la dictature socialiste s’est desserré ? L’échec n’est ni conjoncturel ni même structurel : il est systémique. Un système d’économie centralisée et planifié ne fonctionne que s’il est provisoire, instauré pour répartir les biens essentiels vitaux. Dès qu’un niveau de vie minimum est atteint, il devient inefficace, bureaucratique et sclérosé. C’est l’erreur de Marx d’avoir considéré que l’industrie de son temps avait atteint sa capacité pleine et entière, et qu’il suffisait de « redistribuer » la richesse pour effacer les inégalités et réconcilier l’homme avec son humanité.
La redistribution reste le mantra des socialistes d’aujourd’hui, même « sociaux-libéraux ». Le socialiste ne se soucie jamais de produire mieux ou plus, mais toujours de redistribuer. Donc avec plus de réglementation, plus d’impôts, plus de contrôle d’Etat. L’Etat est seul réputé être l’Intérêt général en marche, bien que composé lui aussi d’humains faillibles. Les fonctionnaires ne sont-ils pas parfois obnubilés par les règlements ? N’ont-il pas été engagés pour « fonctionner », pour obéir à la hiérarchie administrative et aux règles ? Ils sont parfois je-m’en-foutistes, ou au contraire imbu sincèrement d’une mission, celle de sauver les masses ignorantes de la rapacité des Puissances. Comme partout, il y a de tout. Ils ne sont ni les meilleurs ni les plus intelligents comme on le disait de l’équipe Kennedy (même s’ils le croient souvent), sinon le monde entier nous envierait notre ENA… Se souvient-on de ces énarques parachutés à la tête de grandes entreprises – et qui les ont conduite à la ruine ? GAN, Crédit Lyonnais, Vivendi, EADS, France Télécom… La liste est longue qui montre qu’on ne s’improvise ni entrepreneur ni bon gestionnaire quand on vient du service d’Etat.
Le système de plan central est très efficace… s’il se contente de redistribuer la pénurie. Ce pourquoi l’URSS a connu un décollage économique après 1917. Allouer le capital sur des critères politiques (les ressources en fonds, en matières premières et en compétences humaines) permet ce volontarisme qui plaît tant aux peuples autoritaires. Et ça marche tant que l’économie mondiale se trouve dans une situation délicate : l’économie de guerre. On l’a vu dès 1914 où l’effort de guerre a conduit l’Etat français à organiser la production pour la machine militaire, en répartissant la pénurie d’acier et de charbon au mieux des ressources et en agençant la main d’œuvre nécessaire (réquisition des ingénieurs, des ouvriers indispensables à l’effort de guerre et dispensé d’aller au front, encouragement du travail des femmes). Mais une économie de guerre ne peut être permanente. Une fois la paix revenue, l’industrie française et anglaise ont repris leur liberté. Pas l’industrie russe. Les socialistes se considéraient en guerre permanente avec le monde entier jusqu’à ce que l’utopie communiste ait triomphé partout sur la terre. C’était repousser le jeu économique aux calendes grecques et conserver le primat de la politique d’abord. Avec tout le pouvoir à la minorité qui l’avait conquis.
Les économies des pays socialistes ont commencé à s’essouffler vers la fin des années 60. L’augmentation des quantités produites décidées au sommet ne suffisait plus à couvrir les besoins car aucun mécanisme n’était prévu pour répercuter les besoins de la base vers le sommet. Les ménagères trouvaient brutalement une pléthore de patates dans les coopératives, mais plus assez de beurre ; et brutalement c’était l’inverse. Si bien que tout Soviétique avisé ne sortait jamais sans un filet à provision en poche, faisant la queue à ce qui se présentait, à tout hasard. Il serait bien temps ensuite de troquer les bas nylon, brusquement apparus alors qu’ils manquaient depuis des années, contre de l’huile qui, mystérieusement, se faisait rare…
Car distribuer, c’est bien, mais produire le plus avec le moins – c’est mieux. C’est ce que l’on appelle en Occident capitaliste « la productivité ». Une notion quasi étrangère à Marx qui ne voyait que l’extension des facteurs de production, pas leur intensité. Pour lui, la concurrence allait inéluctablement entraîner la baisse tendancielle du taux de profit, donc peser sur la variable d’ajustement que sont les salaires, entraînant un excès d’offre par affaiblissement de demande. Le seul moyen de contrer cette mécanique « scientifique » et « historique » était pour lui d’arrêter la machine à perdre et de redistribuer les biens. A une demande à peu près constante pourrait alors correspondre une production « morale » où chaque ouvrier retrouverait la valeur de son travail.
C’est donc l’informatique et l’esprit d’initiative qui ont fait tomber le mur de Berlin. La productivité accrue de ces techniques nouvelles d’informatisation et de communication, qui allaient prendre leur essor dans les années 1990, ont relégué très vite les économies planifiées et centralisées aux poubelles de l’histoire. Conversion de la Chine communiste à l’économie de marché, chute du Mur de Berlin et fin de l’URSS, nouvelles indépendances et ralliement massif des ex-pays de l’Est à l’OTAN et à l’UE, pays « capitalistes », « bourgeois » et « inégaux » - mais moins inégaux que les autres.
Car ce système capitaliste, fondé sur l’appropriation privée du capital et sur la recherche de l’efficacité, n’est pas parfait – mais qu’est-il de parfait en ce monde humain, trop humain ? Le système incite au moins à entreprendre, à innover, à chercher. L’exact contraire du socialisme qui répartit, bureaucratise et contrôle. Le capitalisme, en tant que technique économique, exige de produire le plus et le mieux avec le moins, ce qui - en notre époque où la planète se trouve des ressources limitées et convoitées par des masses qui aspirent au développement – est probablement la meilleure des méthodes. Bien sûr il y a des crises et leurs cortèges de remises en cause et parfois de misères. Mais si l’Etat n’a pas a tout planifier depuis sa position centrale, l’Etat a à intervenir pour assurer le fonctionnement utile du marché. Cela passe par ce qu’il sait faire : la sécurité, le droit, l’éducation et la formation, le système financier (notamment la devise et la politique monétaire), les filets de protection sociale, la santé, les infrastructures. Cela fait déjà beaucoup pour le faire bien !
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