Ils se mirent à ramper vers l'arrière. Si l'on excepte le frottement des vêtements contre la terre enneigée, et de temps à autre un cliquetis d'arme ou de ceinture, le silence était impressionnant.
Un silence de tombe, comme il est d'usage de dire.
L'amertume au coeur, l'estomac ravagé par la pitié, le visage bleui, crispé, les yeux cherchant sur le sol prétexte à vomir une malédiction, les mains tremblantes : tout le monde se retrouva au campement avant midi, à bonne distance de Mojjga dont on se contentait de verrouiller l'accès avec une mitrailleuse. Le vent s'était interrompu et la neige tombait, maintenant à gros flocons, épaisse, collante, imposant sa tranquillité aux choses. Les hommes évitaient entre eux le contact et les regards, brûlants du désir de s'effondrer dans un oubli impossible. Des lèvres tordues, des rictus crevassés sur lesquels les cristaux mettaient du temps à disparaître. Les deux détachements chargés de la diversion étaient portés manquants, ainsi que l'estafette qui à neuf heures avait été envoyée de l'autre côté du village.
Une communication radio fut établie avec la capitale, mais les interlocuteurs d'Otchaptenko n'étaient pas ses supérieurs directs et il ne leur confia pas dans quelles circonstances les détachements d'élite avaient été anéantis. Il fit état de sérieuses difficultés, réclama l'envoi d'une seconde compagnie et d'une voiture blindée, mais l'essentiel des précisions transmises ne concernait pas l'offensive ratée du matin. Sans pouvoir maîtriser le tremblement nerveux qui lui écorchait la voix, mais que la mauvaise qualité de l'émission empêcherait de déceler à Goïgra, il insista avant tout sur l'épisode du journaliste : surpris sans sauf-conduit sur le théâtre des opérations, susceptible de trahir des secrets militaires, celui-ci avait été régulièrement jugé par le tribunal spécial que toute compagnie d'intervention avait le droit de réunir en cas de besoin. L'ordre de le passer par les armes avait été donné, dans les formes légales qui le rendaient immédiatement exécutoire. L'homme avait par conséquent été fusillé à huit heures trente, selon la procédure habituelle.
Il est possible que l'interlocuteur d'Otchaptenko eût montré alors quelque réticence à admettre une telle sévérité à l'égard de la presse. C'est en tout cas à ce moment que le commandant prononça la phrase que L'Etoile du combattant eut par la suite tant de peine à lui pardonner : « Nous n'avons évidemment pas que cela à faire, mais nous dégagerons bien quelques minutes pour fusiller un deuxième ou un troisième journaliste. »
Pure fanfaronnade sans doute, un sanglot détourné. La rage impuissante le secouait des pieds à la tête. Sa voix errait, creusée de démence, éraillée, brisée, enivrée d'une horreur qui mettrait toute une vie à se dissiper. Il n'avait que faire des conflits avec la presse, ce n'était pas au cadavre du journaliste qu'il pensait, même s'il en parlait pour tenter de repousser les autres ailleurs que dans la douleur de sa mémoire. Il avait à l'esprit des images qui le hantaient, rien à voir avec L'Etoile du combattant et son gratte-papier fusillé.
À l'endroit où la diversion aurait dû avoir lieu, les rochers et les bruyères étaient jonchés de formes grisâtres. Après, ils avaient eu largement le temps de les compter et de les recompter. Trente et un monticules, chacun de la taille d'un homme recroquevillé et endormi, trente et une cellules floconneuses reliées au cocon principal de la première maison par une infinité de fils argentés. Une petite foule couchée ici et là dans l'herbe que le givre avait brûlée, un charnier méconnaissable qui était devenu une annexe livide de la toile. Tout frissonnait ; malgré leur fragilité apparente, les fils résistaient aux secousses que leur imposaient le vent glacial et les premiers tourbillons de neige.
Et peut-être, momifiés au sein de la soie étouffante, des visages encore tièdes, des paupières paralysées, ouvertes sur un monde qu'âme et corps suppliaient de quitter au plus vite.
Depuis le coude de la rivière, il reprenait mentalement, encore et encore, l'énumération des noms de ceux qui avaient été choisis pour constituer les deux détachements, il vérifiait de loin, à l'oeil nu et à la jumelle, que chacun des cocons avait bien été transpercé plusieurs fois par les balles, il ordonnait, d'une voix cassée, d'une voix folle, de tirer, encore et encore et encore.
Il avait interdit à quiconque de s'approcher des victimes prises au piège. Il n'y avait aucune raison de penser que, si elles survivaient toujours, ces momies humaines eussent désiré autre chose que la délivrance.
Et la délivrance est quelque chose qui peut être offert depuis le couvert des arbres.
Antoine Volodine, Rituel du mépris, Denoël, P.472-474.
Magazine Culture
Je traverse Volodine, banc de brouillard qui s'accroche à la peau puis s'évapore. Parfois totalement (c'était le cas de Biographie comparée de Jorian Murgrave) ou moins (comme Dondog ou Un navire de nulle part). Ce Rituel du mépris, primé en son temps, est peut-être le plus palpable de ses livres. C'est le cinquième mais réellement c'est le premier. On s'y enfonce et les pages poisseuses, bourrées d'adjectifs, collent au bout des doigts.