En
complément de la note de lecture d’Ariane Dreyfus, je propose ici trois pistes
de réflexion complémentaires. Ces remarques ne sont pas une seconde recension,
mais plutôt des intuitions nées au fil de la lecture de ce livre très riche.
Ce livre est émouvant et profond en ce sens qu’il descend loin, dans la mémoire
et le for intérieur et qu’il semble enté sur l’enfance qui sourd de partout.
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Les textes de Valérie Rouzeau sont comme ces patchworks ou ces œuvres
d’artisanat populaire faits de briques et de brocs, où tout l’art est dans le
choix, l’appariement et l’ajointement des matériaux. Elle fait des transitions
improbables, change de direction en cours de phrase de façon complètement
naturelle, épousant sans doute en cela la vraie nature de la pensée que seule
sa canalisation dans le conduit étroit de la parole discipline ou domestique.
Chez elle, dans les meilleurs moments, on est avant cette domestication, avec
forts relents d’enfance, souvenirs bien sûr de ce temps-là mais aussi, ce qui
est beaucoup plus rare et précieux (car éléments d’identification et donc de
retrouvailles avec soi-même) de ressentis d’enfance. Elle semble atteindre,
toucher par l’écriture les sensations préverbales et tout juste postverbales,
ce temps où l’accès au langage est encore neuf et où les champs de l’avant et
l’après ne sont pas encore clairement séparés, sans clôture en barbelés, sans
frontière, sans mur, ce temps où les mots sont encore mal différenciés des
sensations. Le temps d’avant les grandes structurations, d’avant l’ouverture de
la conscience aux notions de temps, à la différence, au soi et non soi, à la
discrimination, à la logique. Laquelle dans le même mouvement structure et
démolit. Structure l’à venir, pour une meilleure adaptation sans doute et
démolit l’antérieur, jugé trop asocial. Les poètes sont souvent les seuls
capables de retrouver cet univers enfoui. Valérie Rouzeau recrée à nouveau cet
amalgame indifférencié mais hautement agissant, actif, porteur d’élan du jeune
âge : « dans cette mômerie, on trouve de tout et de mémoire ».
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Jamais de « système » dans cette poésie ; on sent que parfois
une trouvaille induit la tentation d’une exploitation (à laquelle cèdent tant
de moins bons poètes), mais il semble que toujours elle évite ce piège et que
dès que la ritournelle, qui pourtant n’est pas étrangère à sa manière, prend
des allures de système artificiel, elle parvient à bifurquer et à tourner le
dos à cette facilité. Je me souviens de l’avoir entendu dire un jour « je
ne veux pas faire du Valérie Rouzeau » : il ne faut y entendre aucune
forfanterie mais plutôt la marque d’une exigence profonde : ne pas céder à
la facilité, à la répétition, ne pas être là où on l’attend, se forcer à se
renouveler, à continuer à chercher.
Contribution de Florence Trocmé