Une de plus, une de moins.
Une journée de moins à tirer avant la fin.
Une journée de plus de foirée.
Passée.
Loupée.
"C'est que voyez-vous, aujourd'hui, j'ai passé l'âge et la condition de me dire qu'un jour, tout ça va payer, et d'ailleurs, attendre, je n'en ai ni le temps, ni les moyens."
C'est ce que je lui ai dit, à ce monsieur, cet après-midi.
1 mois.
4 semaines
30 jours.
Tout autant d'heures passées à jeter les bases de ce que je voulais lui dire, à ce monsieur.
Tout autant de minutes concentrées à écouter ce qu'on m'a dit de ce monsieur.
L'équivalent en secondes dédiées à lister ce qu'on m'a dit de dire et de taire à ce monsieur.
Le reste en sommeil paradoxal à rêver de ce que je lui dirai vraiment à ce monsieur.
J'avais planté le décor, je devais avoir droit, selon les souvenirs des autres, à une attente sage dans un patio.
Là, sans doute lirai-je les prospectus et autres notes de services accrochées aux murs, tentant de me distraire sur l'architecture contemporaine des lieux respirant la fraîcheur des plâtres.
Peut-être me repasserai-je le synopsis de mes revendications, constats et analyses, tout en croisant et décroisant mes jambes, masquant discrètement un bâillement derrière mon poing serré et moite.
Ainsi arrivera-t-il, après que sa secrétaire m'aura annoncée, politiquement correctement.
"Monsieur va vous recevoir dans quelques instants", suivi d'un rassurant " Ce ne sera plus très long, il prend congé de son rendez-vous précédent."
Alors me redresserai-je, éclaircirai-je ma voix et acquiescerai-je poliment du chef, ponctué d'un "Merci, j'ai à peine attendu."
Au même moment, entendrai-je ses pas calfeutrés caresser la moquette de qualité et me lèverai-je afin qu'il ne me trouve pas assise et donc en position d'emblée de soumission.
Puis se présentera-t-il et m'invitera-t-il à le suivre, en silence, mes pas réglés sur les siens, dernier moment de concentration.
S'en suivra alors certainement une discussion à bâtons rompus, passionnée comme passionnante, sur l'endroit que l'on connaît tous les deux, nos amis communs, nos relations connues, mes projets, ses considérations, mes questions, ses réponses, mes attentes et ses visions.
Nous nous serrerons alors la main, quand son prochain rendez-vous sera annoncé par voie filaire et nous nous assurerons de nous revoir, la conversation aura été prématurément achevée.
Je repartirai alors confiante, sereine, me sachant écoutée, épaulée et encouragée dans mes dizaines de choix possibles.
Je rentrerai le cœur léger, après avoir enfin trouvé les fameuses figurines à la mode d'Arnaud, selon le plan exact qu'il m'avait fait du magasin qui, il en était sûr et certain, en avait encore tout un stock disponible.
Je claquerai la porte de la voiture et aussitôt, je serai assaillie par mon tout petit, en pyjama et chaussettes sur le gravier du perron. J'aurai préalablement caché dans mon dos son petit paquet, dont nous nous amuserons à mimer l'absence jusqu'à sa découverte, suivie d'un câlin.
Je me dirigerai alors vers le bureau, où il m'attendra, fébrile, se doutant, à mon sourire et mon pas alerte, que j'avais bien fait d'aller voir ce monsieur et qu'à présent, tout allait mieux aller.
Nous échangerons encore quelques brèves de notre après-midi différent et nous appellerons les enfants pour passer à table.
Après le repas, ils iront se coucher après nous avoir embrassés et nous prendrons notre café au salon, en savourant ce moment privilégié auquel nous ne trahissons que très rarement.
Puis chacun vaquera à ses activités et ira cultiver son jardin secret.
La soirée sera belle, agréable.
La nuit n'en sera que plus douce.
Et demain, tout commencera vraiment.
"Bonjour, je suis Mélina LOUPIA, j'ai rendez-vous avec Monsieur à 16h30, mais comme je suis en avance, je désire voir Madame, mais je ne sais pas si elle est disponible pour me recevoir.
-Bonjour, je préviens la secrétaire de Monsieur et ensuite Madame... Oui, j'ai Madame LOUPIA pour Monsieur à 16h30, je l'envoie chez Madame et vous viendrez la chercher chez elle?... Excusez-moi mais votre rendez-vous est fixé à 16h, mais vous êtes en avance, je vais vous accompagner chez Madame et Monsieur viendra vous chercher.
-Parfait! Finalement, je suis pile en avance.
-Suivez-moi s'il vous plait."
Dans l'ascenseur, je cherche mes mots, je n'ai rien d'autre à bredouiller que ma certitude d'avoir noté 16h30, ce à quoi elle ne répond rien.
Elle me guide à travers un Dédale de couloirs boisés, dont on ne distingue les portes des cloisons qu'aux poignées en acier brossé qui surplombent une plaquette métallique du service dédié.
"Voilà, c'est ici, Monsieur viendra directement vous y chercher.
-Ah! La voilà! Entre Mélina."
Elle et moi, nous nous connaissons à peine mais entretenons certainement une de ces rares relations, de façon tacite mais reconduite de fait. J'aime cette femme qui pourrait être ma mère.
J'avais anticipé sur notre rencontre, que mon père m'avait suggérée et avais amené avec moi l'exemplaire de mon livre qu'elle m'avait commandé.
"Tu me l'as dédicacé au moins?
-Oui, regarde, là.
-Oh, merci ma grande, alors comment tu vas?"
Nous entamons une de ces conversations improvisées dans laquelle le silence n'a pas droit de cité.
C'est alors qu'il entre.
"Voilà, je suis là, on y va?
-Bonjour, ravie de vous rencontrer!
-Moi de même, allez, suivez-moi."
Je règle mon pas sur le sien, il me tourne le dos et ne voit pas que, tête baissée, je suis en train de perdre mes moyens. Sous mes pieds, le sol n'a plus de tenue. Dans mes mains, ma peur ruisselle. Dans ma tête, le vide s'installe.
Nous dépassons rapidement la salle d'attente, baignée par un puits de lumière, je ne m'y serai donc pas arrêtée ni assise.
Il me cède sa position et me fait pénétrer son antre.
Un vaste bureau tiède et sobre, une foultitude de petits salons.
De ce qu'il m'en souvient du cliché fugace que j'en ai fait, les murs sont blancs et le sol pourpre. Le mobilier épuré, fonctionnel mais boisé d'excellente facture.
Trois sièges me font appel, tandis que seule je dois faire le choix du mien, puisque déjà assis, il s'installe et ajuste sa cravate.
Le silence s'installe.
Je tente d'imposer ma présence en avançant le buste vers son espace vital.
"Je suis ravie d'enfin vous rencontrer personnellement et je vous remercie du temps que vous m'accordez. Aujourd'hui, ce n'est ni la correspondante locale, ni l'écrivain qui vient vous parler, mais la citoyenne dans un premier temps, et la fille de mon père dans un second."
Il ne répond pas, mais acquiesce jovialement.
Toutefois, je décèle, à son mouvement de recul et son œil plissé, toute la méfiance et la distance qu'il va ne plus quitter durant l'entrevue.
Quand son téléphone sonne, je ne me suis toujours pas révélée à lui.
Plus d'une heure a passé, et je n'ai fait que tenter d'amorcer, d'avancer, d'émettre, d'approuver ou de questionner.
"Je dois malheureusement filer, mais si vous le souhaitez, nous nous reverrons.
-Certainement, à bientôt."
Il me tend la main, et je sais qu'il sent, à sa moiteur, que je n'ai pas été à ma hauteur.
Je repars seule dans ces couloirs, tentant de retrouver les repères visuels et temporels que j'avais captés en sens inverse.
Je regagne miraculeusement le bureau de Madame, qui n'était plus seule.
Je me présente, je suis accueillie chaleureusement et le petit espace se vide peu à peu.
Nous poursuivons elle et moi notre discussion comme si nous ne l'avions pas interrompue. Nous ne parlons que de nous, nos passés décomposés et nos futurs à reconstruire. Elle m'invite dans le club privé des fumeurs coupables, sur les toits de la Maison, où la canopée urbaine me serait apparue belle si l'instant d'avant avait été tel que je l'avais imaginé.
L'après-midi tirait ses dernières cartouches dans le ciel laiteux, l'endroit était sale et lugubre, sans doute la pénitence du tabagique. Seuls les échos du trafic urbain grondaient l'heure de pointe et le léger frisson ressenti en sortant devenait maintenant incontrôlable.
J'étouffe, je dois rentrer.
Madame écrase sa cigarette derrière la mienne, me guide jusqu'au premier ascenseur, j'hésite à faire une halte aux toilettes mais la hâte de quitter l'endroit prend le pas sur mes pulsions naturelles.
Je l'embrasse et le geste de ma main est avalé par la porte mécanique.
Je presse le pas, prends congé auprès des hôtesses d'accueil et pousse les portes du sas d'entrée, pour une fois sans me méprendre sur le sens de poussée.
Le parking s'est éclairci, je repère immédiatement ma voiture dans laquelle je me verrouille.
Je démarre et je roule.
Instinctivement, je traverse la ville bondée.
Je vire, de ronds-points en carrefours, de feux en stops et je me gare devant le supermarché.
A l'intérieur, le stock de figurines était épuisé et déjà, l'ambiance de Noël chamboulait tous les rayons, reléguant la fête des morts et des fantômes anglo-saxons au second et troisième plan.
Je passe par la sortie sans achats, me dirige vers le bureau de tabac, achète une cartouche, repars en sens inverse, retire quelques sous au distributeur et regagne mon cocon de circonstance.
Sur la route, aucune pensée ne perturbe mon esprit, et je me concentre sur le respect du code de la route.
Ralentir, céder, observer, suivre, dépasser, rétrograder, accélérer, freiner, m'arrêter, retirer la clé.
Ne rien cacher dans mon dos.
Ne pas être accueillie par Arnaud.
Aller d'un pas lourd dans le bureau.
Soupirer.
Expliquer.
Aller préparer le repas, engloutir le salami sec dans le frigo.
Vérifier mon courrier.
Engueuler Jérémy.
Consoler Arnaud.
Réveiller Nicolas.
Servir le repas et manger dans le vague.
Faire acte de présence, demander de laver les dents, les mains et interdire de veiller devant le match.
Me retrouver seule dans le salon.
Errer virtuellement.
Chercher l'impulsion.
Espérer la pensée magique.
Quelqu'un, quelque part.
Personne.
"Allo, c'est papa, alors?
-Rien, j'ai planté mon après-midi, mais j'ai vu Madame, elle vous embrasse et passera sûrement."
Avant de me coucher, je tente de magnifier les rares instants précédant le néant. Malgré la matinée agréable, où le soleil avait coloré mes papiers pour le journal, égayé ma voix au téléphone ou accompagné les rires des enfants, malgré la parenthèse enchantée avec Madame, son rire franc, son regard sombre parfois mais ses mots simples, l'intensité du moment, avant et après, l'air pollué partagé en altitude et l'au revoir à regrets, je n'ai pu constater de cette journée que des actes manqués.
Tiens, une nausée.
Le chocolat sans doute