J’y vois plusieurs raisons. Côté public, ils proposent un modèle narratif éclaté, difficile d’accès pour les non initiés. Leur déroulement en temps réel, demande un investissement régulier qui rebute de nombreux joueurs.
Côté producteurs et diffuseurs, on les juge complexes à mettre en œuvre et surtout difficiles à rentabiliser en tant qu’œuvre à part entière. Entre jeux vidéo, série TV, web série, ils ont du mal à trouver leur place, et sont relégués la plupart du temps à une fonction promotionnelle, dont la seule ambition est de générer du buzz à l'occasion de la sortie d'un film, d'un livre, ou du lancement d'une nouvelle marque.
Sorti en octobre 2003 en Europe (janvier 2004 aux Etats-Unis), In Memoriam contournait le problème. Intégré dans un modèle économique classique (celui des jeux vidéo), ses ventes ont permis d’amortir largement son coût (près d’1 million d’euros). Il est ainsi, à ma connaissance, le seul ARG1, à avoir été rentable.
Pour pallier la difficulté inhérente aux ARG, le joueur d’In Memoriam était « encadré » par le CD-ROM du jeu, scénarisé comme « l’œuvre » d’un tueur (le Phoenix) qui servait de plaque tournante et évitait l’un des principaux écueils des ARG : l’éparpillement. Une trop grande liberté nuit à la narration.
Le succès d’In Memoriam, suivi d'un second tome édité en 2006, a prouvé l’intérêt du public pour ce type de projets. Un grand nombre de joueurs qui se sont investis dans des fictions comme In Memoriam vous diront à quel point ce type d’expérience les a marqués, notamment en matière d’immersion2. Même avec les dernières technologies 3D que le cinéma s’évertue à créer, rien ne sera en effet plus immersif que de recevoir, en pleine nuit sur son téléphone portable, un SMS envoyé par un personnage, ou mieux encore, de parler directement avec lui au téléphone quelques instants plus tard, comme ce fut le cas dans In Memoriam 2.Qu’on le veuille ou non, la multiplication des supports, l’influence de plus en plus grande des jeux vidéo, le développement foudroyant des réseaux sociaux, modifient considérablement notre façon de vivre et de raconter des histoires.
Parce qu’ils répondent aux nouveaux comportements de plus en plus fragmentés du public, induits par les nouvelles technologies, les ARG et les nouvelles formes de fiction transmédia vont inévitablement se développer dans les mois et les années qui vont venir. Pour les créer, il faudra être rompu à des techniques de conception peu familières aux scénaristes, producteurs et diffuseurs de cinéma ou de télévision :
- Penser l’interactivité très en amont dans la conception. Comme je l’ai souvent écrit sur ce blog, scénario et gameplay doivent être travaillés en parallèle.
- Définir, en particulier au cours de ce processus, la place que le spectateur / joueur doit tenir dans l’histoire.
- Penser la narration de manière éclatée, non linéaire, « archéologique ».
- Créer des systèmes participatifs que les joueurs / spectateurs puissent s’approprier (j’ai souvent expliqué sur ce blog que dans un jeu vidéo, même un jeu vidéo narratif, ce qui compte, plus que l’histoire écrite et ciselée par le scénariste, c'est davantage l’expérience vécue par le joueur) ce qui aboutit à la dernière condition.
- Créer une histoire ouverte que les spectateurs / joueurs peuvent à leur tour enrichir et transformer.
Ces mécaniques de narration, les game designers les expérimentent depuis plus d’une vingtaine d’années. Alors que le scénariste de télévision ou de cinéma fait tout pour que l’attention du spectateur reste la plus entière possible pendant la durée d’un film (en un sens, le spectateur « est soumis » à l’histoire), le game designer génère, de son côté, une expérience fictionnelle que le joueur recréée à partir d’un système morcelé. Alors que le créateur de télévision choisit son point de vue, le créateur de jeux vidéo génère des points de vue multiples, laissant le joueur recréer et enrichir lui-même l’histoire.
Au cœur de la convergence, pionnier des procédés narratifs du futur, le jeu vidéo porte ainsi en lui tout le potentiel pour devenir, dans les prochaines années, le moteur de la fiction transmedia.
A suivre...
1 Certains puristes refusent d’ailleurs, à cause de cette particularité, de considérer In Memoriam comme un ARG, même s’il repose sur les mêmes mécaniques.2 Lire à ce sujet une analyse intéressante sur la force immersive des jeux vidéo et leurs capacités de captation du public.
Illustrations 1 et 9 : Majestic, édité par Electronic Arts (2001) - Illustrations 2-3-4-5-6-7 : In Memoriam 1 édité par Ubisoft en Europe et par Dreamcatcher aux Etats-Unis (2003) - Illustration 8 : Fringe, série Tv et ARG (2008).