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Quand je me deux, de Valérie Rouzeau (lecture d'Ariane Dreyfus)

Par Florence Trocmé

« courage valeureuse [1] »


Rouzeau, quand je me deux
Quand je me deux : titre parfait, on peut s’y fier, tant il dit bien le cœur palpitant de ce livre : le calembour entre « je me dueulx » (je souffre, je me plains) et le chiffre « deux » vise juste, désignant l’autre à la fois comme la source du désarroi (puisque ces mots s’entendent pareil), et ce par quoi des échappées sont tentées, possibles, car quand on voit « deux » on oublie le triste verbe et chacun peut rêver à son/ses autrui(s). Le jeu de mots est là pour le miel du sourire et l’allégresse de l’esprit qu’il procure, et ainsi on avale mieux chaque lampée amère, mais aussi il ouvre pile sur l’espoir.

Regardons maintenant la table des matières, on y voit tout d’abord qu’elle a été rebaptisée en « table (comptoir) » : décidément la poésie est affaire de partage et ce partage nourrit, fait que ça (toi, nous, le monde) tient debout. Dans ce livre donc, tout ce qui sera écrit sera cadeau. Table en effet on ne peut plus réjouissante, vu qu’en égrenant les poèmes numérotés, elle offre l’occasion de nouveaux jeux, non pas pour faire l’enfant, mais pour être ce qu’on est, avec ce besoin vital qu’il y ait du jeu pour que tout étau ne soit pas tant que cela serré. Les jeux de mots desserrent les boulons ; ainsi, pour revenir à la table, ce sont souvent des calembours comme si la langue fourchait, « douche » pour « douze » par exemple, ou l’orthographe quand « vain » fait « vingt », parfois les mots eux-mêmes sautent : le quinze qui va se nicher dans « 01 43 15 50 67 ». Secouer les mots et l’esprit pour voir la vie en double : celle de maintenant et, en « lumière portée » comme on dit « ombre portée », des éclats d’enfance, qui font qu’écrire c’est toujours laisser le langage aller voir ailleurs aussi, d’ailleurs le futur métier préféré c’est toujours mécanicienne (p.66) A la limite pas besoin d’engin, dès qu’on joue on est vraiment deux, et vice-versa ; même en s’arrêtant nous demeure : « Quand nous a cessé de parler il neigeâmes » (p.49)

Il y a du mouvement partout et presque tout le temps, Valérie Rouzeau écrit comme on veut « voler dans les plumes » ! (p.73) et cela alors même qu’il n’y a pas moins oublieuse qu’elle des espoirs et des aimés (autre titre qui lui va si bien : « Je m’amarrache » p.78). En ce sens, le poème intitulé  « 28 février 2009, jusqu’au cou » est emblématique de son entreprise, pas du tout fantaisie sans lendemain comme son apparence pourrait le faire croire : cet empilement de vers monosyllabiques figure parfaitement un désir de se hisser hors, car on le visualise comme dressé, d’autant plus qu’il commence par un rapprochement avec le cou de la girafe par ces deux premiers vers « J’y / Rafle » et que vers son centre on lit « Qui / Monte / Qui / grimpe / Ciel » et que l’effort de monter continue ensuite « C’est / En / L’air / Hein / Hein » mais en même temps ce redressement entre en contradiction avec le titre disant « jusqu’au cou » qui le chapeaute, le barre, autant sémantiquement que visuellement par sa ligne horizontale tout en majuscules, entre aussi en contradiction avec le sens de notre lecture ; tout ceci dynamise cette affirmation finale « ça / Tient / Tête / Bien » en effet de volonté. Il faut voir comment elle « vole dans les plumes » de la mort de sa grand-mère grâce à ce torchon qui est « subtilisé » par elle, qu’elle « envole » pour « trouver mes paroles » (p.38) dans le si bien nommé poème « Je  ne  me  tiens  pas   bien  à   carreaux » : ce torchon est autant « le mouchoir de géant » pour y pleurer excessivement que ce qui fait fuir les larmes, avec sa drôlerie entraînante et sa docilité aux mouvements qu’elle lui donne, exact contrepoids à la mise en terre des corps et la mise en passé de l’enfance : « Les motifs n’en sont pas des pâquerettes mais deux canards / Deux gros canards et douze oranges / Qu’elles roulent les oranges qu’ils montent les canards lourds / Au paradis perdu toujours »

Mais le plus sûr appel d’air, c’est autrui, penser à lui, redire ses paroles. De tous les livres de Valérie Rouzeau, celui-ci me semble le plus traversé. Trouvant souffle ainsi : abondance des dédicaces, souvent multiples (et des remerciements), poèmes adressés, poèmes-souvenirs communs, poèmes débordant de citations, poème-traduction (d’Emily Dickinson, ses quatrains, bien sûr, au Vent, à « l’Invité Rapide ») et même un poème pour deux voix, qualifié de « poème interminable » (p.71). Celui-ci est un long duo amoureux malaisé, tiré à hue et à dia car l’unn’y croit pas et l’autre si, mais celle-ci, comme elle insiste, par tous les moyens ! D’où le risque (couru par tout le livre, il faut le dire) de n’être pas prise au sérieux : « Clownette tu m’exaspères » se fâche-t-il, et elle d’en rajouter : « J’essaye tout simplement d’un peu te dérider t’amuser te distraire », de toutes ses forces car « dérider », oui, ce serait très fort d’ôter ses rides à l’amant qui se trouve trop vieux, « rends-toi compte : no future ». Oubliant que c’est ce « non » qui est la mort du coup pour elle en premier, chutant en plein élan : « Alors tu me laisses comme tomber en amour seule ? » Ce pourquoi toute résistance, tout refus même, ne fait qu’accroître énergie à y aller, « Le paradis est très perdu d’où l’on nous chasse / Allons allons mouvons », (p.53) et comme ce serait terrible que la langue joue un tour de plus et fasse entendre « Mourons » ! Non, s’agiter encore, même si cela donne mal au cœur, à force de lutter pour la belle histoire, peut-être mal partie car on s’est trompée sur « prince consort » : « On en revient au prince qu’on sort / ça nous ramène au prince qu’on rentre / La fève la fève le mal au ventre / La fièvre l’intestine querelle » (p.67)

Si je devais illustrer ce livre, je mettrais ce dessin de Sempé tiré de Quelques enfants. Vous y verriez trois gamins dans un terrain vague aux fleurs et herbes hirsutes, attendant avec leurs valises on ne sait quoi, et leurs mines sont bien déconfites, de plus en plus abattues. Mais voici qu’arrive en courant une petite retardataire, ce qui fait soudain quatre enfants ravis de sauter dans une épave qu’on découvre soudain. La voiture est toute cassée, et même sans roues, mais quel voyage !


Contribution d’Ariane Dreyfus

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Éditions Le Temps qu’il fait, 2009, 16 €


[1] « Vie diminutif de mon prénom qui veut dire courage valeureuse », Va où de Valérie Rouzeau aux éditions Le temps qu’il fait, 2002 (p.70)


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