Histoires de pieds

Par Tichapo
   Il est difficile d’affirmer qu’on connaît un lieu si l’on n’y a pas marché. Durant mon séjour en Haïti, j’ai marché. Essentiellement à Jacmel, un peu à Port-au-Prince aussi, entre le portail Léogâne et Delmas ou Bourdon. En créole, une personne qui marche beaucoup peut, si je ne m’abuse, être appelée un « pye poudre » (pied poudré). C’est une expression intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord parce qu’elle peut évoquer cette poussière dont les souliers des batteurs de chemins se couvrent notamment parce que de nombreuses voies ne sont pas (ou sont mal) asphaltées. L’état des routes est un des problèmes régulièrement cités lorsqu’on envisage les principaux obstacles au développement en Haïti, au point qu’apparemment le Président René Préval en a fait sa priorité dans son discours du 1er janvier. Encore faut-il, pour espérer que l’amélioration du réseau routier facilite l’activité commerciale, qu’il y ait des marchandises à transporter. Or celles-ci sont, pour la plupart, des denrées d’importation qui n’enrichissent que les intermédiaires, importateurs et grossistes. Préval pense-t-il plus particulièrement au tourisme ? Il faut alors de bonnes routes, certes, mais aussi de l’eau, du courant, de la sécurité (ça va mieux sur ce point ces derniers temps, semble-t-il, souhaitons que cela dure), pourquoi pas des écoles hôtelières, et un départ des casques bleus.

   Mais revenons à nos pieds plutôt que de continuer à distiller des évidences décourageantes. Nos pieds poudrés, donc. De la poudre, de la terre sèche, mais de la terre quand même. « Pied poudré », « culs terreux », il s’agit certes d’un détournement du sens exact de l’expression, mais serait-il injurieux et foncièrement inapproprié de l’appliquer aux paysans ? Attention danger : arrivent les insultes et les clichés, « kongo », « nèg nan mòn » (homme des montagnes), « fèk desann » (en gros, tout juste arrivé de sa campagne, pas encore dégrossi)  d’un côté, vision idyllique façon Gouverneurs de la rosée de l’autre. Et justement, en fait de pieds, j’ai oublié une insulte : « gros souliers ! » Le paysan porterait mal le soulier, ses pieds seraient plus à l’aise à même la terre. L’homme « civilisé », lui, porte chaussures sur revêtement dur, se préservant doublement du contact avec la terre. Bien. Où cela nous mène-t-il ? Patience. Faisons un tour du côté de Cheikh Hamidou Kane et de son Aventure ambiguë. Celui qui parle dans l’extrait suivant, un Diallobé, est allé en France et en est revenu apparemment fou : « L’asphalte… Mon regard parcourait toute l’étendue et ne vit pas de limite à la pierre. Là-bas, la glace du feldspath, ici, le gris clair de la pierre, ce noir mat de l’asphalte. Nulle part la tendre mollesse d’une terre nue. Sur l’asphalte dur, mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement, le tendre surgissement d’un pied nu. Alentour, il n’y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d’un millier de coques dures. L’homme n’avait-il plus de pieds de chair ? […] Cette vallée de pierre était parcourue, dans son axe, par un fantastique fleuve de mécaniques enragées. Jamais, autant que ce jour-là, les voitures automobiles – que je connaissais cependant – ne m’étaient apparues aussi souveraines et enragées, si sournoises bien qu’obéissantes encore. Sur le haut du pavé qu’elles tenaient pas un être humain qui marchât. Jamais je n’avais vu cela, maître des Diallobé. Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m’était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d’hommes. Imagines-tu cela, maître, au cœur même de la cité de l’homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds… »

   Beau texte, d’accord. Et alors ? Il ne s’agit pas de s’attirer des sarcasmes de mauvaise foi tels ceux de Voltaire à l’encontre de l’état de nature décrit par Rousseau, mais de constater deux choses :

que l’asphalte est associé à une certaine violence de la civilisation la plus férue de technique. En Haïti, un groupe musical ou un petit politicien prétendant à un mandat qui veulent affirmer leur suprématie sur la concurrence se disent les « maîtres du béton » (mèt beton an).

qu’il existe une expression dont le sens, quelque peu fouillé, nous ramènerait à ce texte : « avoir les pieds sur terre ». Le sens figuré ne pourrait-il nous ramener au sens concret ? La sagesse la plus pragmatique ne commande-t-elle pas de convenir qu’à jouer les apprentis-sorciers nous avons oublié la terre et que, même dépouillée de tout galimatias ésotérique auquel l’homme culturellement déconnecté du sacré ne peut que faire semblant de croire, elle représente l’essentiel ?

   Préval veut de bonnes routes. Des voix s’élèvent pour dire que son discours n’est pas en prise sur le réel et que la priorité est la terre, celle qui déserte les montagnes conséquemment au déboisement, celle qui doit impérativement être cultivée et nourrir, avant tout ceux qui la foulent.

   Tout ça pour ça ? Eh bien oui. Le monde, pour survivre, a autant sinon plus besoin des pieds poudrés, même s’ils sont plus volontiers bottés que nus (je parle des pieds paysans) que de souliers vernis marteleurs d’asphalte, de carrelage ou de marbre. « Ne pas mettre la charrue avant les bœufs » est une autre expression non pédestre mais tout à fait appropriée ici. Aider les paysans à produire, à trouver de l’eau et la gérer au mieux, à organiser la vente, ceci associé à des politiques de contrôle de la natalité, voilà la priorité. Alors les routes seront bienvenues. Il ne faut pas rêver d’autosuffisance, mais abandonner définitivement la terre, c’est faire un trait sur une souveraineté déjà mise à mal et pourtant si chère aux Haïtiens. Petite devinette locale: "La veste de mon grand-père est déchirée, je ne peux la recoudre." Réponse: "La terre qui se fend".

   Quant à la qualité des godillots, elle importe peu. Un proverbe haïtien affirme que ceux-ci ne révèlent rien de celui qui les porte : « Se soulye sèl ki konnen si chosèt la gen tou » Seule la chaussure sait si la chaussette est trouée).