Faute de temps je n'ai pu jusqu'ici inaugurer la rubrique proposant des ponts entre les deux centres d'intérêt qu'illustre ce blog, les cultures bretonne et
haïtienne. Je me suis proposé d'écrire quelque chose sur le roman de José Le Moigne, "Chemin de la mangrove", (il s'agit de la Martinique ici et non d'Haïti, mais ne soyons pas sectaires),
cependant il faudra attendre encore un peu. Alors je décide de commencer autrement, en piochant tout simplement dans mon roman "Avel" un extrait d'une fête devenant veillée, mettant en scène un
Breton et des Haïtiens pour deux contes-miroirs.
Féru des "veillées bretonnes" de François-Marie Luzel, admirateur des romans de Pierre-Jakez Hélias (sur lesquels je mettrai prochainement en ligne un petit quelque chose) qui ont beaucoup
influencé mon ouvrage, il m'est apparu que la veillée pouvait prendre toute sa dimension dans l'espace romanesque et être un lieu privilégié de la rencontre.
La syntaxe et la conjugaison, vous le verrez, ont été "dérespectées" (terme créole) tout à fait volontairement. Cela peut gêner certains, mais je vous laisse juges et ne veux pas m'étendre pour
l'instant sur les raisons qui m'ont poussé à cet irrespect:
Lorsque la chanson s’achève on complimente la chanteuse. Dada reprend le flambeau avec quelques accords annonçant Manno Charlemagne. Tous les musiciens s’y mettent avec un plaisir évident. Zaza se lève et va dire deux mots à Yannick, puis reste debout à côté de lui. Dès que la chanson est finie elle entre dans le cercle, obligeant les musiciens à faire une pause.
-
Tim tim ?
Quoiqu’un peu surprise, l’assemblée répond en chœur :
-
Bois sèche !
-
Une jeune fille noire fait proprement l’amour.
Tous restent cois. Il faut se dérouiller, remettre la machine à devinettes en marche. Romario, qui commençait à s’endormir un peu, se réveille aussitôt. Ça l’intéresse, d’autant qu’il en connaît peu car la transmission faiblit ces dernières années. On se regarde. Finalement Nana dit :
-
Nous buvons les pois.
-
Le fer à repasser ! dit Zaza avec un air à la fois de triomphe et de reproche. Puis elle reprend :
Il y a la musique, mais il y a aussi la parole. Les habitués de la maison savent ce que je veux dire. Il y a ici un maître de la parole et il serait dommage que nos invités n’en profitent pas. Alors voilà, en attendant qu’il se mette en route, essayons de nous souvenir des paroles simples qu’il ne faudrait pas oublier :
Tim tim ?
L’assemblée : Bois sèche !
Zaza : Ma mère a trois enfants. Un gendarme vient les arrêter. Le premier fond, le deuxième s’enterre et le dernier dit : « arrête-moi si tu l’oses ! »
Après quelques secondes.
Nana : Nous buvons…
Nini : Non, attends ! C’est le pet, la pisse et la merde.
Rire général.
Nini : Tim tim ?
L’assemblée: Bois sèche!
Nini : deux montagnes l’une à côté de l’autre, une pintade s’envole.
Calypso (riant) : C’est pareil, c’est le pet. Attendez : ma mère a deux petits cochons, une fois atteint un certain âge, s’ils descendent pour boire de l’eau à la rivière, ils ne remontent jamais.
Liména : Ça, c’est facile, c’est les seins. C’est comme : deux pigeons appartenant à la même personne, placés chacun d’un côté du ravin sans jamais se rencontrer.
Nana : Si tu dis la réponse avant, c’est pas drôle. Tim tim ?
L’assemblée : Bois sèche.
Nana : De l’eau debout.
L’assemblée : La canne !
Le guitariste : Ma mère va au marché, mais elle est stoppée par la rivière, alors que son enfant passe.
Dada : Le fusil et la balle. (Elle se lève, se rehausse les seins et adopte une posture provocante en regardant le guitariste) Un fusil court qui tire loin.
Peut-être certains connaissent-ils la réponse, mais ils laissent le principal intéressé s’en débrouiller.
Le guitariste : Je bois.
Dada : Tes yeux !
Il rit, et il n’est pas le seul.
Salomé (après un bref coup d’œil à Romario) : Un innocent entre deux assassins.
Maria : Jésus ?
L’oncle : Des larrons ne sont pas des assassins. Ce ne serait pas plutôt la langue ?
Salomé : Oui. A vous.
L’oncle : Ma mère est morte, mais à cause d’un foulard blanc je ne peux pas aller à son enterrement.
Morgan : La voile d’un bateau. Tim tim ?
L’assemblée : Bois sèche !
Morgan : Mon père a un arbre dont toutes les feuilles sont des paroles.
Zaza : La Bible !
Morgan : Oui, ou n’importe quel livre.
Zaza : Mon père a un âne. Toutes ses dents sont des paroles.
Silence. Réflexion.
Le rasta : La machine à écrire.
Sifflement d’admiration.
-
Tim tim ?
-
Bois sèche !
Tout le monde a répondu mécaniquement avant de se rendre compte que c’est Yannick, inattendu ici sauf peut-être par Zaza, qui est intervenu.
-
Dérobeur de secrets,
Désecrèteur de robes,
Facteur sans casquette, sinon celle des autres
Je meurs si je m’arrête.
Formulation inhabituelle. Beaucoup restent interdits ou prennent l’air de se creuser la tête. Cette fois, c’est la voisine de Yannick qui répond :
-
Ça pourrait bien être le vent.
-
Oui, Ana, le vent.
Yannick accompagne ses mots d’une main amicale posée sur celle d’Ana. Plus personne ne souhaite intervenir. Court silence. Yannick reprend :
-
Krik ?
L’assemblée : Krak!
“Messieurs-dames la société, Jeannot était un sot! M’en croivent qui boivent, car boire et croire sont frères de franche fraternité en ces temps où, pour ne pas perdre tout à fait la foi, il faut bien perdre un peu son foie. Messieurs-dames, Jeannot était un sot.
Buvons !
Un amateur de phrases disait : « Il ne réfléchit pas plus que les cloches ne raisonnent. » Les autres et les autresses se contentaient l’épithétant le sot ou le sauvage, Jeannot le sot, Jeannot le sauvage, rapport à ce qu’il vivait dans les bois. Notez, on l’aimait bien. D’abord il chassait et pêchait comme ni un ni deux, mais aussi il aidait les paysans dans les rudes travaux et il était gentil avec les enfants. Par contre qu’on l’aimait bien, aucune jeune fille ne l’avait jamais goûté, ni même embrassé, endormi dans ses bras, caressé, chatouillé, parlé tendrement, babillé, rien de rien. Pourtant il était bien bâti et son visage était plutôt agréable, mais un sobriquet peut être une terrible prison, et aucune fille n’aurait osé s’infliger la honte publique d’une visite. A cette époque, les jeunes hommes pouvaient batifolâtrer avec des femmes plus que sottes ou finiment folles, il fallait bien passer leur fougueur de jeunes chiens, et peut-être même s’assurer de la chance, mais on ne voyait pas d’un bon œil qu’une femme s’emmanche un braquemard de hasard par montée de sève incontrôlée. Qu’aucune, jamais, n’ait appelé l’image de Jeannot pour s’envoyer au ciel par manusturbation, voilà que je ne saurais jurer, mais enfin, dans quelle langue faudra-t-il qu’on vous le dise ? Jeannot était un sot !
Mesdames-et-sieurs, cruvons !
En face que Jeannot était ce qu’on sait, il faut bien dire qu’il avait une particularité très particulière pour un homme si sot : il était fort en mots. Pas en bons mots, il n’avait page d’esprit. Pour les adjectifs, je ne dis pas. Chaud, froid, doux, dur étaient à sa portée, mais n’allez pas le bassiner de vos génial, terrible, remarquable et autres indispensable. Je ne parle pas non plus des adverbes. Non, Jeannot, pour être plus clair, n’avait pas son pareil pour connaître et retenir les noms de tous les êtres et toutes les choses qui existaient sous son ciel. Il pouvait vous désigner sans erreur tous les insectes, toutes les plantes, les fleurs, les arbres, tous les animaux qui passaient sous ses yeux, ses narines, ou à portée de ses esgourdes. Il connaissait aussi le nom de tous les lieux qu’il fréquentait, jusqu’aux lieux-dits les moins dits, les plus secrets. Les noms des hommes ne lui posaient pas plus de problèmes. La tête de Jeannot résonnait en permanence de noms qui lui entraient par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles ou les pores, au fur qu’il avançait dans la forêt, à mesure qu’il remontait le courant des rivières. C’est peut-être aussi pour ça que jusqu’à lui était arrivé un très ancien poème rempli de noms et qu’il chantait souvent :
J’ai été vent sur la mer
J’ai été vague de l’océan
J’ai été bruit de la mer
J’ai été la goutte de rosée
J’ai été le saumon dans la mer
J’ai été le lac dans la plaine
J’ai été la corde de la harpe
J’ai été le mot de l’art
La lettre dans le livre
J’ai été l’oiseau dans les airs
J’ai été le chêne sur la terre
J’ai été la flamme du combat
A chaque fois que les paysans l’entendaient chanter ainsi ils ajoutaient :
« Qui suis-je ? Jeannot le sot ! »
Cette énigme, Rozenn, la fille du roi, ne la connaissait pas. C’était sans doute la seule qu’elle n’aurait pas su élucider, car son esprit atomisait tous ceux de son temps. Elle n’était pas mauvaise en mots, non, mais surtout elle phrasait, paragraphait et chapitrait à merveille. Et aucune énigme ne la résistait ni ne lui effrayait. C’était à en perdre son latin même ne l’ayant jamais su. Rapport à la beauté, rien à redire non plus : un magnifique brin de fille. Alors évidemment, les prétendants se pressaient. Mais ils n’étaient jamais à son goût. Elle se servait de son esprit pour les mettre en déroute. Plate-couturés dans les joutes verbales, ils finissaient toujours par se sentir bêtes et comprenaient qu’ils avaient passé l’épreuve avec échec. Mais que voulait-elle donc ? Elle aurait été bien incapable de le dire. Et de nouveaux prétendants prétendaient, attirés par la grâce de Rozenn, certes, mais aussi par le titre de roi et la vie de château. Oh ! Ne vous emballez pas. J’entends résonner à l’intérieur de vos crânes le bruit d’escarpins de cristal sur un sol de marbre, ou encore le choc de couverts en argent sur de la porcelaine. Dégourez-vous, la demeure du roi n’était pas un palais mais un petit château de pierre et de bois, à la mesure d’un petit royaume où Petit Jacques, petit paysan de son petit état, avait mêmement droit au salut du roi que le petit marquis de sa petite marquiserie, sauf le respect dû à ses petits globules bleus. Non, la maison du roi n’était pas un palais, mais elle était spacieuse, chaleureuse, accueilleuse et il faisait doux y vivre. Rozenn s’y plaisait, d’autant qu’il y avait une bibliothèque bien rayonnée en cadeaux de moines ou de soupirants. Qui sait si, las de soupirer, certains seconds n’avaient pas rejoints les premiers ? Bon. Mais Rozenn aimait aussi les jardins, l’étang près du château, ou pousser plus loin vers les bois.
Un jour qu’elle était avec quelques amies au bord d’une rivière, assise bavardant le bout de cancan, elle releva les yeux et aperceva plus en amont un homme qui semblait pêcher. Il avait de l’eau hauteur de hanches, son torse nu n’était pas couvert et ses mains se tenaient juste au-dessus de la surface, prêtes à fondre sur la proie imprudente qui tôt ou tard s’ingénuerait à passer dans les parages. Et justement, elle parageait, ondulant zig-zag dans l’onde, et splash ! Aiglement, l’homme saisissa fissa le poisson, qui était un brochet, et Jeannot, car c’était bien lui, on peut le dire maintenant sans écailler l’histoire, le brandissa vers le ciel.
Messieurs-dames la société, discourez savantement, argutissez philosophi-philosopha, pourrez-vous dire comment et pourquoi un cœur ouvre subitement sa porte à l’amour ? Attention, c’est un traître mot nous abusant que nous parlons de la même chose. Combien en faudrait-il pour nommer tous les hoquets du cœur qu’on estampille amour et bon vent !? Tant pis pour nous qui n’avons que cela, et avouons qu’à cet instant Rozenn tomba follement amoureuse de notre brave imbécile.
Mesdames-et-sieurs, buvons à l’amour !
Rozenn demanda à ses amies qui était l’incommun pêcheur, et les rires qui ponctuèrent leur réponse, ainsi que les commentaires, crucifièrent aussitôt la néo-énamourée. Elle cacha sa peine tant bien que mal, peine tréfonde et profonde. Mais elle n’était pas pour rien la personne la plus fine du royaume, et l’espoir renaissa-t-en elle au fur qu’elle échafaudait un plan.
A quelques jours de là aurait lieu la fête de saint Jacut. C’était toujours sur la plage de Keribilbeuz. Si Jeannot y allait, alors il devrait probablement passer devant la fontaine de saint Urlou pour revenir à ses bois. Jeannot alla à la fête de saint Jacut. Il ne participait pas vraiment, sauf en jouant avec les enfants, mais il aimait regarder les danses et les couleurs. Pour revenir vers ses bois, il passa devant la fontaine de saint Urlou. C’était le soir, à une heure où il est rare d’y rencontrer quelqu’un. Pourtant il y avait quelqu’un, une silhouette de femme un peu voûtée, la figure en partie cachée par un grand fichu. Une petite voix enrouée appela Jeannot et lui demanda de l’aide pour remplir deux seaux d’eau. Jeannot s’exécuta volontièrement. Entre nous, Rozenn (car c’est évidemment d’elle qu’il s’agit, nous pouvons maintenant le dire sans déplumer l’histoire) se serait sentie bien ridicule après coup si d’avoir joué les metteuses en scène de conte de fées n’avait pas marché, mais ça marcha. Elle avait un peu perdu de sa raison raisonnable depuis cette pêche triomphale, et il lui arrivait même de se rêver poisson frétillant pris au piège des mains expertes et sauvages. Jeannot proposa même aider la vieille femme à porter les seaux jusqu’à chez elle, mais elle déclina l’offre au refusatif pluriel et offra, comme on s’en doute, récompenser l’aideur : la main de la fille du roi, rien que ça. Il fallait aller au château et trouver la réponse à une énigme. La jeune vieillarde se pencha davantage à l’oreille de Jeannot pour lui susurrer la réponse qu’il fallait retenir à tout prix. Agréable susurration, mais passons. Après quoi elle disparaissa dans l’obscurité et Jeannot aussi, d’un autre côté de la nuit. Heureusement que c’était Jeannot, car c’était un peu gros, mais malheureusement c’était Jeannot, et il lui fallait retenir un mot qu’il n’avait jamais rencontré et qu’il ne savait pas à quoi il servait.
Il y a un autre mot que Jeannot ignorait, c’est le mot « insomnie ». Cette ignorance ne l’empêcha pas se tourner et se retourner sur lui-même des heures s’étirant, lui qui avait si bon sommeil, et tout ça à cause de ce maudit mot qu’il ne fallait pas oublier et qui ne voulait rien lui dire. De son côté la princesse n’en menait ni plus long ni plus large. Par moments elle imaginait toutes sortes d’obstacles empêchant Jeannot d’arriver jusqu’à elle, un malheur arrive si vitement. A d’autres tout fonctionnait comme sur des roulettes et elle se laissait aller à l’appel du corps. Mais tout a une fin et le jour suit la nuit comme la guigne le pauvre. Jeannot se leva tôt et se renda-t-au château. Il arborait une veste échangée à un paysan contre le fruit de sa chasse, malgré qu’il est peu courant de chasser des fruits. Rozenn l’aperceva de sa chambre car elle surveillait le chemin par où l’amour poindrait. Elle descenda dans la grande salle du château, un grand salon plutôt, où son père, toujours matinal, s’entretenait déjà pluie et beau temps avec des courtisans en manque de sujets. Ce n’était ni la cour de Louis XIV ni celle du roi Christophe. On y causait assez simplement, et le roi recevait tous ceux qui voulaient l’adresser doléance ou requête. C’est pourquoi Jeannot se trouva bientôt devant son auguste souverain et, invité à parler, déclara sans emballage ni jambe de bois :
-
Mon roi, donne-moi ta fille en mariage.
Il allait ajouter, après une seconde de réflexion, « s’il te plaît », parce que quand même, mais un éclat de rire de presque tous les présents, roi et princesse exceptés, ne l’en laissa pas le temps. Le calme revenu, le roi précisa que c’était à elle de choisir, et qu’elle était d’ailleurs un peu difficile à son goût. Ce à quoi elle réponda :
-
Vous avez raison, le temps passe et il me faut un mari. Mais il me faut un homme d’esprit et celui-ci ne bénéficiera d’aucun traitement de faveur. S’il trouve la solution de l’énigme que je vais lui donner, il aura ma main.
Quelques rires fusèrent à nouveau. On croyait que Rozenn voulait s’amuser. Elle continua :
-
Jeune homme, voici l’énigme : Qu’est-ce qui brille après s’être éteint ?
Vous avez déjà vu une séance à l’Assemblée ? Je parle d’une séance plénière, avec tout le chahut que peuvent faire les dignes représentants du peuple. Si vous voyez de quoi je veux parler, alors vous comprenez ce qui se passait dans la caboche et dans le cœur de Jeannot. Jeannot le sot, oui, mais aussi Jeannot le sensible, sensible aux rires, certes, mais surtout sensible à la beauté de la jeune fille qui l’avait regardé dans les yeux. Ses yeux à elle étaient plus doux que le crin des chevaux, ses lèvres plus sucrées que les fruits des bois, son teint plus frais que l’herbe humide du matin sous les pieds nus des jeunes enfants, ses cheveux et son corps plus souples que le courant de la rivière, lui qui n’avait jamais fait qu’y pêcher des poissons de ses mains, lui qui n’avait jamais vu s’attarder sur sa personne que les yeux des chiens, et tous ces mots, cheval, fruit, herbe, enfant, rivière, poisson, chien, tournaient, viraient, dansaient dans sa tête comme à la roulette, sans plus laisser de place au sésame irretenable, et finalement la petite boule s’arrêta et Jeannot s’entenda répondre comme dans un mauvais songe :
-
poisson.
Mesdames-et-sieurs, la vie joue parfois de bien mauvais tours, et quand je repense à celui-ci, mon cœur se fend comme une cruche par où s’échappe l’eau de mes yeux. Buvons !
Des larmes, messieurs-et-dames, on ne pourra jamais dire combien Rozenn en versa. Oh, pas sur le moment, bien sûr, elle rit même un peu pour cacher son chagrin alors que Jeannot s’enfuyait de honte vers ses bois, décidé à ne plus les quitter qu’en cas d’extrême nécessité. L’eau des larmes est douce à récolter sur le visage d’un être aimé qui veut bien se laisser consoler, mais celles de Rozenn ne pouvaient trouver preneur. C’est à la nuit tombée, bien tard et en secret, qu’elle alla les verser dans la rivière, au lieu prédilecté par les pêcheurs du roi. Les pleurs la submergeaient, son chagrin était si poignant que les oiseaux de nuit se groupèrent au-dessus d’elle et, gagnés par la détresse, se mettèrent à leur tour à pleurer. Etrange tableau, me direz-vous, que des oiseaux qui pleurent, et qui ne sont pas des goélands. Scène assez remarquable en tout cas pour réveiller les oiseaux de jour qui s’associèrent à la larmerie générale. Le chagrin des oiseaux, croyez-m’en, est plus profond que celui des hommes, et leurs larmes sont amères, amères comme la conscience soudaine des misères humaines. Et toutes ces larmes tombaient dans la rivière, tant d’amertume que l’eau en devena bientôt irrespirable pour tous les poissons du coin qui, asphyxiés, jaillissèrent par centaines pour mourir sur la berge, tout autour de Rozenn. Effrayée par l’incommun événement, elle s’enfuya vers le château pour finir de boire son désespoir, jusqu’à la lie.
Aux douteurs je dirai ceci : qu’il vous souvienne de Noé par qui, le Bambocheur Céleste me pardonne, on apprend une chose et peut-être une seule, que le destin de l’homme et celui des autres vivants sont liés, que nous sommes tous dans le même bateau.
Dans le même bateau donc et aussi, Jeannot et Rozenn avec leur chagrin. Mais comme dit l’autre, il y eut un matin.
Le soleil cette fois-ci se leva en même temps que le jour. Les pêcheurs du roi s’apprêtaient se mettre au travail quand ils s’étonnèrent voir un peu plus loin en aval, sur la rive, un scintillement intense. Ils s’approchèrent et se stupéfièrent de voir des centaines de poissons amoncelés, tapissant l’herbe, et que leurs écailles étincelaient de mille feux sous l’effet du soleil. Ils pouvaient jurer que ces poissons n’étaient pas là la veille au soir et ils ne comprenaient pas cette pêche miraculeuse. C’est alors que l’un d’eux disa, en se grattant la tête : « Ça, pour briller, ils brillent. » Il faut vous dire que les exploits de Jeannot avaient couru tout le pays le jour même, de bouche à esgourde, et qu’on en réchauffait des gorges. L’énigme aussi avait couru, et beaucoup de jeunes gens cherchaient secrètement la solution, espérant obtenir la place. La remarque du premier pêcheur entraîna celle d’un second : « Et il n’est pas faux de dire qu’ils se sont éteints. » Un grand silence songeur suiva ces propos. Le rapport semblait bien ténu, mais il n’en restait pas moins que ces centaines, non, n’avaricions pas, ces milliers de poissons morts sur la berge ne s’expliquaient pas, et qu’il fallait le signaler au roi. Simultanément qu’ils partaient vers le château, un autre pêcheur présent sur les lieux avec eux mais non royalisé courait direct à son village, foutre heureux d’avoir une nouvelle merveilleuse à annoncer, si bel et bien qu’arrivant sur place, le roi trouva toute une foule excitée au plus haut point et s’étant mise en crâne que Jeannot était soit un sage méconnu, soit sujet à des visions divinatoires infaillibles, et surtout, chose plus grave, qu’il n’avait donc pas échoué l’épreuve de la princesse. Imaginez cela, un roi obligé de donner sa fille à un imbécile sous la pression populaire !
Messieurs-et-dames, la vie fait parfois bien les choses, au-delà de toute apparence. Cruvons !
Le roi ne pouvait donner l’impression de commettre une injustice en connaissance de cause et conséquence. Il s’en tira en disant qu’il ne connaissait pas la solution de l’énigme, que sa fille en attendait sans doute une autre et qu’il serait juste de débattre cela avec elle. Ce qui ne pouva se faire que le soir, à cause que Rozenn, pauvrette, avait erré toute la journée, introuvablement. Quand elle apprena ce qui s’était passé, quand elle voya le résultat définitif de ses larmes, même si la décrue de la lumière empêchait les poissons de scintiller encore, ce fut une renaissance. Je laisse deviner le sens de la justice, de l’équité, du sacrifice qui l’anima. Il y avait là un signe, une évidence à quoi il ne fallait pas se dérober, car même les plus grands sages ne peuvent entrevoir toutes les fins. Son père s’étonnait qu’elle n’utilise pas son intelligence supérieure pour échapper au traquenard. Il tenta de la raisonner. Autant parler de sobriété à un curé bas-breton. Il falla trouver Jeannot et l’expliquer la situation, insister même, en raison qu’il se méfiait, c’est pas à un chat échaudé qu’on peut faire des grimaces. Bon, on l’amadoua et le mena au château où Rozenn et son père le recevèrent en privé. Le roi savait juger les hommes. Celui-ci était perdu pour toute conversation mondaine. Ce n’était peut-être pas un mal : les nobles noblaillons nobiliaires ne pourraient pas chercher à briller devant lui ou à le flatter. Par contre il avait une belle stature, des mains de travailleur, un regard d’animal sur la défensive, certes, mais qui semblait aussi voir les choses en profondeur. Il n’était pas sans atout face à un peuple de cultivateurs, chasseurs et pêcheurs, lui qui les surpassait dans ces domaines. Restait que l’esprit lui manquait, mais Rozenn en avait bien pour deux, et pour elle la confrontation avec cette réalité ne semblait pas gênante, elle trouvait en Jeannot une force, une franchise, une bonté qui défautaient à la plupart de ses prétendants. L’affaire était dans le sac, bien ficelée. Dois-je revenir sur le mariage qui suiva et la bamboche terrible qui dura trois semaines entières ? Vous connaissez tout cela et ce serait fastidieux. Par contre je peux revenir sur la brève période qui précéda la noce et durant laquelle Rozenn et Jeannot se rencontrèrent aussi souvent qu’ils le pouvèrent, organisant même des rendez-vous secrets dans le vrai royaume de Jeannot, la forêt, royaume que son nouveau statut ne l’obligerait jamais à quitter vraiment. Pourquoi secrets, les rendez-vous ? Parce que même s’ils étaient promis l’un à l’autre, les amants étaient encore condamnés à une décence, une retenue que Rozenn, connaissant la vraie nature des conventions, ne craignait pas enfreindre. C’est ainsi qu’un jour, au cours d’une promenade, ils entrèrent dans une vieille cabane abandonnée qui leur sembla très accueillante. Ils se défaisèrent des mots comme des vêtements. Jeannot savait Rozenn jolie, mais il se renda compte à ce moment à quel point elle était bandogène. Je ne vous ferai pas de dessin : courbes harmonieuses, seins parfaitement ourlés, tétons réguliers et assoiffeurs de langues, bref, elle aurait eu sa place parmi vous, mesdemoiselles. Et c’est avec beaucoup d’à propos et d’esprit que Jeannot la parcoura des mains et de la bouche. Quelle empoignade ! Et quelle tendresse aussi. Mais j’en vois parmi vous soupçonner que je me fais un film. Après tout, ils étaient secrets, ces rendez-vous, alors qu’en savons-nous ?
Mesdames-et-sieurs, cruvons et buvons encore une fois, et sans réserve, car tout cela m’est parvenu par un témoin digne de foi. Les cabanes abritent parfois des oiseaux de passage, des erreurs qui nichent dans un coin pour ne pas être remarqués. Alors que les amants se reposaient de leurs ébats, toujours s’entrebaisant à bouche-que-veux-tu, une quinte de toux venue du fond de la cabane les alerta. Et c’est à ce moment, mes chers amis, que je fus découvert, car c’était bien moi, je peux le dire maintenant sans déflorer cette histoire. Il faisait frais la nuit et j’avais pris un peu froid. Je tenta de m’excuser mais Rozenn me metta dehors et m’envoya dans les airs par un moyen que vous connaissez et que la honte m’interdit mentionner. Et je bois donc à la santé de Rozenn, car c’est grâce à elle que je suis là. »
Petit silence ouaté. Légère agitation des chaises.
Liména : Eh bien ! Mes enfants, c’est une bien jolie histoire.
Zaza : Je vous l’avais bien dit.
Calypso : N’empêche, il y a un problème. Après quelques temps, le peuple ne respectera plus Jeannot. On verra qu’il est simplement bête.
Gigi : C’est pas sûr. Peut-être que tout ça l’a un peu éclairé.
Nini : Et puis de toute façon, s’il veut le respect, un petit massacre ou deux fera l’affaire.
Salomé : Oui, jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus et qu’on le renverse.
Romario : Dites donc, vous dites que vous aimez les histoires, mais vous n’avez pas peur de les gâcher.
Nana : C’est vrai. Moi, ce que j’aimerais bien savoir, c’est la vraie réponse de l’énigme. C’était comment déjà ? Je m’éteins quand…
Le rasta : Non, c’était : « Qu’est-ce qui brille après s’être éteint ? »
Dada : Yannick, tu dois savoir, toi, puisque tu connais l’histoire.
Yannick : Je ne suis pas la princesse.
Romario : Il paraît que parmi les étoiles il y en a qui sont déjà éteintes, mais leur lumière met tellement de temps pour arriver jusqu’à nous que nous les voyons toujours briller.
Salomé : C’est à l’école qu’on t’apprend ça ?
Romario : Oui.
Salomé : Merci blanc.
Nana : Et pourquoi pas ? On peut bien faire descendre une étoile dans une assiette. Pas vrai, Morgan ?
Morgan : Beaucoup de choses sont possibles dans ce monde, beaucoup de choses.
Nana : En tout cas, moi, les étoiles, ça me va comme réponse.
Calypso : Dites, toute cette histoire, l’imbécile et la fille du roi, ça vous rappelle pas une histoire haïtienne ?
Nini : Si, j’en ai déjà entendu une qui ressemble beaucoup à celle de Yannick.
Zaza : Raconte-la.
Nini : Non, je ne sais pas raconter, et puis je ne m’en souviens pas bien.
Salomé : Ma grand-mère était une femme remarquable. Elle avait beaucoup de force, beaucoup de courage. J’aurais tellement voulu être comme elle. Elle me racontait beaucoup d’histoires. Elle m’en a raconté une qui ressemblait à ça.
Salomé a parlé comme pour elle-même, sur un ton qui étonne les autres et les met en attente.
-
Elle aurait aimé être ici avec nous. Je ne sais pas si c’est la vraie histoire.
Elle se tait à nouveau. Elle rencontre les yeux d’Ana, puis ses lèvres sur lesquelles elle lit : « Vas-y. » Elle prend son élan.
-
Krik ?
-
Krak !
« Voilà. Il y avait un roi qui avait une fille très jolie, très très jolie. Bon, mais elle n’était pas seulement jolie, elle était surtout savante. Elle avait fait des études dans les pays étrangers où on sait faire les avions, les télévisions et les bombes, et elle en était revenue avec des tas de connaissances. Son père était fier d’elle. Il avait annoncé qu’il lançait un grand concours pour savoir qui pourrait épouser la princesse savante et avoir une partie de son royaume. Ce qu’il fallait faire, c’était de poser une énigme à la princesse. Si elle ne trouvait pas la solution avant la fin du septième jour, alors le garçon aurait sa main. Mais si elle trouvait, alors il serait enfermé dans une prison. En fait, tout le monde savait que c’était une prison terrible. On n’en revenait pas, on y mourait rapidement, exécuté ou de mauvais traitements, et jamais la famille ne pouvait savoir ce qui était arrivé. Et pourtant il y avait toujours des jeunes gens qui tentaient leur chance. C’était des pauvres, toujours. Pour eux, c’était ça ou risquer de se noyer en essayant de traverser l’océan sur des petits bateaux de fortune. Ils préféraient être roi chez eux. Mais les bourgeois, eux, ils n’envoyaient pas leurs fils tenter l’épreuve, parce que la princesse savante était vraiment redoutable et qu’elle trouvait les solutions aux énigmes en un clin d’œil. Ils se disaient que de toute façon le roi ne prendrait pas un jeune du peuple pour gendre. Alors ils attendaient que ce jeu le fatigue. Et d’autres jeunes gens se présentaient et finissaient leurs jours dans la terrible prison.
Un jour, un jeune homme a dit à sa mère : « Maman, la fille du roi est pour moi . » En entendant ça, la mère a crié :
-
Mes amis ! Au secours ! Mon fils est devenu fou ! Qu’est-ce que tu as dit là ? Ecoute, mon fils, écoute mon conseil : cette fille n’est pas pour un pauvre comme toi. Nous avons à peine de quoi vivre. N’accroche pas ton chapeau plus haut que là où ta main peut arriver. Dans ce pays, ça se paye au prix fort. Tu entends ? Tous mes neveux ont disparu à vouloir épouser cette mulâtresse à la peau blanche et aux cheveux soyeux. Je te répète, elle n’est pas pour toi. Retiens bien ça, mon fils, il vaut mieux être laid, mais vivant. Et puis tu n’es pas allé à l’école alors qu’elle, c’est la plus savante de tout le pays !
Mais le garçon n’écoutait pas. Il avait pris sa décision. Quand sa mère a vu qu’elle ne pouvait pas lui faire changer d’avis, alors elle aussi a pris une décision. Elle a dit :
-
Tu prendras l’âne pour ne pas trop te fatiguer, car la route sera longue.
-
Mais maman, comment iras-tu vendre tes légumes au marché ?
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Je me suis toujours débrouillée, ne t’en fais pas pour moi.
Le lendemain, le garçon était prêt à partir. Alors sa mère lui a donné trois cassaves tartinées de mamba, pour le voyage.
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Tiens mon fils, tu les mangeras en route avant d’arriver.
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Merci maman.
Mais le mamba était empoisonné. Comme la mère savait que son fils devait mourir, elle préférait le tuer avant qu’il arrive, comme ça elle pourrait récupérer le corps et l’enterrer décemment pour se recueillir sur sa tombe. Donc le garçon a pris les cassaves et il a dit :
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Ne t’inquiète pas, maman. La princesse ne sait que ce qu’elle a appris. Nous aussi, nous avons appris beaucoup de choses, et qui ne sont pas dans les livres. Tu entends ? C’est seulement quand ta tête est coupée que tu ne peux plus mettre de chapeau.
Puis il a embrassé sa mère et il est parti. C’était loin pour arriver chez le roi, et il savait qu’il ne pourrait arriver que le lendemain. Vers le milieu de l’après-midi, il a commencé à avoir un peu faim, alors il a voulu manger ses trois cassaves, et puis il s’est dit : « Ce n’est pas moi qui fais des efforts depuis ce matin, c’est l’âne, et lui non plus n’a rien mangé. » Alors il s’est arrêté et il a donné trois cassaves empoisonnées à manger à l’âne de sa mère. Bien sûr, au moment où il a voulu repartir, eh bien l’âne s’est écroulé blip ! Il était mort. Le garçon a trouvé ça bizarre, mais il a décidé de continuer à pied. Au bout d’un moment, quand même, il a trouvé ça trop bizarre et il a décidé de revenir en arrière pour essayer de comprendre. Quand il est arrivé là où l’âne était mort, il a vu trois oiseaux qui étaient en train de manger la bête morte. En le voyant approcher, les oiseaux se sont envolés tout en haut d’un arbre. Juste après ça il y a sept chasseurs qui sont sortis des bois. Ils ont demandé au garçon ce qu’il faisait là. « Euh… eh bien, je me promenais quand je me suis arrêté pour regarder des oiseaux. » Les chasseurs n’avaient rien tué depuis le matin et ils avaient très faim. Alors ils ont regardé en l’air. Ils ne savaient pas que les oiseaux étaient déjà presque morts et ils ont tiré dessus. Il y en a même un qui est tombé sans avoir été touché. Les chasseurs n’ont pas perdu de temps, ils ont allumé un feu, ils ont cuit les oiseaux et ils les ont mangés. Et quelques minutes après tous les sept sont morts.
Quand il a vu ça, le garçon s’est mis à réfléchir, et au bout d’un moment il a tout compris. Et surtout, il a compris que ça lui donnait un bon sujet pour une énigme. Alors il a récupéré des braises du feu, il a cherché un endroit où passer la nuit, parce qu’il commençait à être tard, il a allumé un autre feu pour se donner de la chaleur et il s’est endormi. Le lendemain, il était tout content. Il avait bien dormi et il avait hâte d’arriver chez le roi. Il a trouvé quelques noix de coco à manger et il est reparti. Il est arrivé au palais vers midi. Un palais, mes amis ! avec de l’or partout, du carrelage de toutes les couleurs, des fleurs à toutes les fenêtres. Quand il a dit qu’il voulait voir le roi, un garde l’a emmené dans une salle où il y avait beaucoup de monde. On pouvait voir que c’était des grands bourgeois, des gros zotobrés, parce qu’ils portaient des vêtements très chers, des bijoux en vrai or, et parce qu’ils avaient tous des ventres bien ronds et bien nourris. Le garçon saluait tout le monde. Le garde l’a amené jusqu’au roi, et le roi lui a demandé ce qu’il voulait. « Roi, il paraît que si un homme pose à ta fille une énigme qu’elle ne peut pas résoudre, alors celui-là pourra se marier avec elle ? » Le roi a répondu : « C’est vrai.
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Il paraît aussi que si ta fille trouve la solution, alors l’homme ira finir ses jours dans une prison qui est la salle d’attente du pays sans chapeau ? »
Le roi a répondu : « C’est vrai. » Alors le garçon a dit :
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Je veux tenter ma chance.
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Très bien, a dit le roi, on va s’occuper de toi, te permettre de te laver, te donner à manger, t’habiller, et tu reviendras ici à quatre heures pour soumettre ton énigme à ma fille.
Et voilà qu’on l’a amené dans une chambre magnifique où il y avait des savons, des crèmes de soin pour la peau, des parfums, et on lui a apporté à manger, de la viande de bœuf, du riz madame Gougousse, du gratin, et avec ça du champagne, du vin français. Alors le garçon était émerveillé, il pensait que le roi était bon d’accorder à un pauvre comme lui toutes ces bonnes choses, et il oubliait presque que le roi pouvait aussi le faire mourir en prison. Et puis un peu avant quatre heures des serviteurs sont venus lui apporter des habits neufs et luxueux, avec un manteau royal, et il est allé retrouver le roi. Il y avait sa fille à côté de lui. Ce que les gens disaient était vrai, c’était une mulâtresse très claire, presque une blanche. Son père était un nègre assez clair qui disait que les noirs devaient être fiers de leur couleur, tout ça pour faire croire aux gens du peuple qu’il les aimait bien, et puis aussi parce qu’il y avait des noirs parmi les grands bourgeois, mais lui il avait épousé une blanche avec des cheveux comme le soleil, et il y avait même des gens pour dire qu’il s’émerveillait de retrouver cette couleur soleil tout au bas du ventre de sa femme. Et le garçon, lui, il regardait la fille et il la trouvait magnifique, et il commençait à s’imaginer en train de marcher au bord de sa piscine, dans son manteau royal, avec cette poupée blanche à son bras. Alors le roi l’a sorti de son rêve et lui a demandé de poser sa question. Il y avait beaucoup de monde à l’écouter. Alors il a dit comme ça :
Trois tuent un
Un tue trois
Trois tuent sept.
A ce moment-là, tout le monde a regardé vers la fille du roi, et puis les gens ont commencé à murmurer, parce que la réponse ne venait pas. Et le roi aussi a regardé sa fille. Alors elle a dit qu’elle ne connaissait pas la réponse, et le roi a dit au garçon qu’il reviendrait le jour suivant à quatre heures pour reposer son énigme. Alors le garçon est reparti dans sa chambre en recommençant à rêver. Il a encore été très bien traité. Et tous les gens qui avaient assisté au spectacle étaient contents, parce que ça faisait quelque chose à raconter. Il n’était arrivé que trois fois que la princesse ne trouve pas tout de suite la solution, mais chaque fois elle l’avait donnée le lendemain. D’ailleurs juste après l’épreuve elle s’est enfermée dans sa chambre avec ses livres et elle s’est mise à chercher et à réfléchir. Le lendemain elle était fatiguée d’avoir tant réfléchi, alors que le garçon était en pleine forme, il avait bien dormi. Encore une fois il a passé une journée très agréable dans le plus grand luxe, et à quatre heures il a reposé son énigme devant le roi, sa fille, et une assemblée encore plus nombreuse que la veille :
Trois tuent un
Un tue trois
Trois tuent sept.
Et les gens ont commencé à murmurer plus fort que la veille quand ils ont vu que la solution ne venait toujours pas. Et on a pris un autre rendez-vous pour le lendemain. Tout le monde parlait de ce qui s’était passé. Les gens commençaient à avoir un doute, mais un tout petit petit doute seulement, vu qu’il restait cinq jours et qu’on savait à quel point la princesse était une grosse tête. Et cette nuit-là, pareil, le garçon a bien dormi. Le roi et sa fille, eux, ils étaient très préoccupés, alors le lendemain matin, très tôt, le roi a fait venir les plus grands intellectuels du pays, ceux qui savaient faire des belles phrases en français, ceux qui pouvaient se dire quand ils se rencontraient : « C’est avec un extrême plaisir que j’éprouve l’obligeance d’avoir l’amabilité de vous saluer », ceux qui ne disent pas « keillir » mais « cueillur », et il leur a demandé d’aider sa fille à trouver la solution de l’énigme en leur promettant de grosses récompenses. Et ils se sont mis à réfléchir avec la princesse. Pendant ce temps le garçon profitait du palais, même si ce jour-là il n’a eu que du poulet et du riz sauce pois avec de la bière. Aussi il a vu qu’on lui apportait des vêtements plus simples, même s’ils restaient de bonne qualité. Et à quatre heures la princesse est encore restée muette. Alors là tout le monde a vu que ça devenait grave. Le matin du quatrième jour, le roi a fait reconvoquer les intellectuels, mais cette fois il leur a dit que c’était eux qui risquaient la prison s’ils ne trouvaient rien. Les bourgeois, eux, ils parlaient en cachette. Si la princesse ne trouvait pas, peut-être que le roi ne tiendrait pas parole et le jeu se terminerait, alors ils pourraient placer leur fils. D’autres, dans ce cas, préparaient déjà un coup d’état sous prétexte que le nouveau roi ne serait pas légitime. D’autres enfin complotaient contre le garçon au cas où il triompherait et où le roi tiendrait sa parole, parce qu’on ne pouvait pas laisser un paysan à la tête du pays. Et à quatre heures, la bouche de la princesse est restée aussi fermée que celle d’entre ses cuisses. On a parlé de plus belle. Les intellectuels sont allés alphabétiser les gardiens de prison et le roi ne savait plus quoi faire. Alors on lui a dit qu’il y avait en ce moment dans le pays un grand savant étranger venu faire du tourisme. Et dès le matin suivant le roi a fait venir le savant étranger et lui a promis de lui donner sa fille s’il pouvait la délivrer du paysan. C’était le cinquième jour. Dans le palais, le garçon sentait bien le mépris des grands bourgeois, mais il savait qu’il pourrait se venger d’eux quand il serait le roi. Pour le repas, il n’a pas eu de viande, mais du riz avec des légumes. Certains des serviteurs affichaient clairement leur mépris pour lui. Ils se croyaient supérieurs parce qu’ils étaient au service de riches et qu’ils avaient pris leurs manières. Mais il y en avait d’autres qui se disaient fiers qu’un des leurs puisse jouer ce tour aux plus grands. Et ils lui apportaient en cachette des coupes de champagne ou des petits fours. Et puis ils pensaient qu’il les récompenserait quand il serait roi. Après tout, on a vu des gens devenir ministres pour moins que ça. Et en tout cas, le nouveau roi n’a pas été un étranger car le savant n’a rien trouvé et la princesse non plus. Le sixième jour est arrivé mais pas la solution. Il n’y avait plus pour le garçon que des bananes ou des ignames au hareng avec de l’eau, mais ça ne le gênait pas parce qu’il était habitué à ça. Mais aussi il se jurait qu’une fois roi il mangerait sa soupe avec une cuiller en or. Et le soir, après avoir une nouvelle fois échoué, la princesse s’est dit qu’il fallait tenter quelque chose. Alors elle est sortie de sa chambre et elle est allée à celle du garçon. Elle a frappé discrètement et il l’a fait entrer. Elle avait mis une chemise de nuit très transparente et le garçon ne pouvait pas s’empêcher de la dévorer des yeux. Alors elle lui a demandé d’une manière très caressante de lui dévoiler la solution. Elle jouait sa dernière carte et elle frémissait d’en arriver là, mais lui, il a demandé à la princesse de lui faire cadeau d’une grosse bague très précieuse qu’elle portait au doigt. Elle s’est dit qu’elle n’avait pas le choix et que ça n’était pas trop risqué si ce garçon était assez bête pour préférer une bague au trône. Quand elle est sortie de la chambre, elle s’est sentie soulagée et elle a bien dormi. Le lendemain on a redonné au garçon ses vêtements de paysan, et sa sacoche et son chapeau en paille tressée. Et à quatre heures il a redit l’énigme devant une foule qui retenait son souffle. Et le roi a demandé à sa fille si elle connaissait la solution. Elle a répondu : « Oui, roi », et le roi a dit que c’était normal, qu’elle était trop savante pour se faire piéger par quelqu’un qui ne savait peut-être même pas écrire son nom. Et il a demandé à sa fille de parler. Alors elle a dit : « Quand ce garçon a quitté sa mère, il avait trois cassaves. A mi-chemin il a fait manger à son âne les trois cassaves, et l’âne est mort. Puis trois oiseaux ont commencé à becqueter le cadavre, puis sept chasseurs sont arrivés, ils ont tué les oiseaux et les ont mangés, et eux aussi ils sont morts. »
Alors le roi s’est tourné vers le garçon et a demandé si c’était vrai. « Oui, roi. » Et puis le roi a dit : « Gardes ! Emmenez-moi ce va-nu-pieds, ce moins que rien en prison ! » Mais le garçon a dit : « Attends, roi ! Ta fille ne sait que ce qu’elle a lu dans les livres, ou ce qu’on lui a dit. Et moi je suis un bien meilleur chasseur que les sept de l’énigme, car hier soir, j’ai terrassé la lionne. Pour preuve, voici sa peau ! » Et il a sorti la bague de sa poche et il l’a mise à son doigt. Alors tout le monde a reconnu la bague et a compris ce que le garçon voulait qu’on comprenne. Et c’est comme ça qu’il est devenu roi. »