Il y a quelque chose d'étrange dans Exit Ghost, le dernier roman en date de Philip Roth, qui vient conclure la série des Zuckerman, dont font partie ses romans les plus populaires et notamment la Pastorale Américaine,J'ai épousé un communiste, et La Tâche.
Il s'agit peut être d'une certaine forme de malaise dans les premières pages, qui paraissent n'être qu'une redite des préoccupations déjà anciennes et moultes fois évoquées et explorées de Zuckerman sur sa propre vieillesse, son impotence, et enfin sa mortalité. On y trouve un peu des éléments qui apparaissaient dans les derniers romans de Roth, en particulier dans Everyman (Un Homme). Mais le premier sentiment d'étrangeté pour le lecteur français devrait être ce titre particulièrement con retenu par les éditions Gallimard (comme quoi, ça ne préserve pas des erreurs) : Exit le fantôme. Mélange anglais français qui ne parle absolument pas au lecteur comme le titre original, référence directe à une didascalie précise de Hamlet. (on pourrait ici me rétorquer que c'était intraduisible, qu'il fallait trouver une solution. Certes. Ca ne justifie pas à mon avis d'avoir mis ce titre qui ne veut absolument rien dire) Ce fantôme c'est le père de Hamlet qui vient tous les soirs se balader sur les remparts de la forteresse d'Elsinore, âme en peine, qui ne peut faire, un temps, que déambuler, incapable de formuler sa pensée, et dont la tâche qu'il exige de son fils, une vengeance, purement et simplement, plane au dessus de toute la pièce.
Mais il est question de Roth. D'un titre poétique et évocateur, certes pour qui connait Shakespeare dans sa langue d'origine (soit, tout le monde en anglo-saxonie, plus quelques irréductibles lecteurs se prêtant au jeu de la lecture dans le texte), on en est réduit à un écorchement de bouche, se moquant apparemment de la sagacité potentielle sommeillant en chaque lecteur. Non mais en plus, qu'est-ce que ça veut dire : exit le fantôme ? Notons par ailleurs le bon goût de la jaquette française qui a l'audace de figurer un signe rouge de sortie, comme si Zuckerman s'en était allé par une vulgaire porte de derrière, puant la pisse….Mais ces considérations éditoriales ne devraient point trop obscurcir le roman en lui-même (simplement égayer un papier en mal de légèreté).
On ne sait pas sur quel pied danser quand on referme le roman. On ne sait pas tellement ce à quoi on vient d'assister. Soit au testament d'un homme vieillissant, tout en ne sachant déterminer s'il s'agit de Zuckerman ou de Roth lui-même, soit au roman de trop d'un homme qui tente d'apporter une (parmi d'autres) pierre finale à son œuvre, et qui ayant conscience de ce geste, laisse traîner des ficelles dans lesquelles il se prend les pieds. A l'aune d'Everyman ce dernier roman pourrait ressembler un agréable bégaiement. Le point de vue est pourtant plus resserré, plus ténu. On retrouve tout ce qui fait la forme première de l'écriture de Roth, c'est-à-dire la digression, toujours maîtrisée, ici très concise, voire parfois artificielle.
L'intérêt premier du roman pourrait en quelque sorte être anthropologique. Roth sent que la fin approche, ou du moins c'est ce que l'on ressent à la lecture. Il n'a rien perdu de son talent de dialoguiste, le satiriste s'en sort avec des égratignures sur les genoux.
Zuckerman, une nouvelle fois est un nouveau Candide, qui découvre les affres de la politique américaine au moment des élections de 2004 (et d'ailleurs, les attentats su 11/9 sont évoquées dans la toute première phrase du roman), qui fait face à une nouvelle génération littéraire, avide de sang, de sexe et de scandale, une génération de jeunes loups prêts à tout pour se faire entendre, à son exact opposé, lui qui vit retiré de toute actualité, retiré de l'Histoire depuis longtemps. Ce brusque retour à la réalité, parait assez ridicule et sent l'artifice : une impulsion de Zuckerman d'échanger sa paisible retraite avec un appartement en plein Manhattan. L'on a du mal à comprendre cette impulsion autrement que par la nostalgie éprouvée par le personnage. Nostalgie d'un âge dont on réaliste trop tard qu'il n'est plus, qu'il n'a jamais existé. Nostalgie d'une vie passée que l'on tente de reconquérir, et qui se mêle, dans le cas présent, avec une redécouverte de la femme, ce perpétuel objet d'insatisfaction et de mystère, de fantasme, d'amour et de frustration. C'est dans ces moments que l'écriture de Roth se fait la plus déliée, mais c'est aussi là où s'opère la redite avec ses derniers romans. La peur du déclin, et non celle de la mort, est celle de la perte de l'amour physique comme corollaire à l'existence. La vie s'arrête là où le contact charnel n'est plus possible, et pas avec la mort.
Ce fantôme dont il est question dans le titre, c'est à la fois Roth lui-même qui tire sa révérence, sans jamais s'y résoudre, c'est Zuckerman qui prend conscience se sa propre absence au monde, qui ne peut s'y résoudre non plus, et qui commet l'erreur d'y revenir. Pour en partir comme l'ombre de lui-même. Ce fantôme c'est la Littérature, travestie en objet de foire (c'est le sujet d'opposition principal entre Zuckerman et Klinman, figure inversée du vieil écrivain, en sus de la prétendue rivalité amoureuse qui les ferait s'opposer, d'ailleurs assez lourde), une pâture jetée au peuple pour le divertir. Enfin, ce fantôme qui s'éloigne c'est une Amérique qui disparaît, que Zuckerman/Roth ne reconnaît plus, dans laquelle il ne se reconnaît plus, et qu'il ne veut plus reconnaître. Une Amérique qui disparaît, laissant place à un grand vide. Exit Ghost n'est pas pour autant un roman politique, même si Roth revient de manière assez obvie, ce qui ne lui ressemble pas tant que ça, sur la vie politique américaine récente, d'un point de vue assez politiquement correct, dont le côté parodique aurait, semble-t-il, mérité d'être un peu plus appuyé. Le style est toujours là, mais quelque part, le mordant lui aussi, disparaît….