La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle à présent ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette » : « nous » serions donc supposés ne rien devoir, ou presque, au savoir arabo-musulman. L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible.
Ce livre a plusieurs « affaires » récentes pour causes occasionnelles. Occasionnelles, parce que les auteurs, savants indignés par des contre-vérités trop massives ou trop symptomatiques, s’appuient sur ces débats pour remettre à plat le dossier de la transmission arabe du savoir grec vers l’Occident médiéval. Occasionnelles, parce que les différentes contributions cherchent à cerner la spécificité d’un moment, le nôtre, où c’est aussi dans le savoir que les Arabes sont désormais devenus gênants.
Il est donc question ici des sciences et de la philosophie arabo-islamiques, des enjeux idéologiques liés à l’étude de la langue arabe, de ce que « latin » et « grec » veulent dire au Moyen Age et à la Renaissance, de la place du judaïsme et de Byzance dans la transmission des savoirs vers l’Europe occidentale, du nouveau catholicisme de Benoît XVI, de l’idée de «civilisation » chez les historiens après Braudel, des nouveaux modes de validation des savoirs à l’époque d’Internet, ou de la manière dont on enseigne aujourd’hui l’histoire de l’Islam dans les lycées et collèges.
Il est question dans ce livre des métamorphoses de l’islamophobie. Pour en venir à une vue plus juste, y compris historiquement, de ce que nous sommes : des Grecs, bien sûr, mais des Arabes aussi, entre autres.
Philippe Büttgen est chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’études sur les monothéismes, Paris).
Alain de Libera est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et professeur à l’université de Genève.
Marwan Rashed est professeur à l’Ecole normale supérieure.
Irène Rosier-Catach est directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, Paris) et directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études.
Les Grecs, les Arabes et nous. Introduction...
« Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même où Charles Martel les extermina, pourquoi les sujet de Philippe Ier, sortis de la France, n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ».
L’ « ancien pèlerin » renaît pour en découdre avec les « sujets d’Omar » et leurs descendants. La dislocation de l’Algérie commence vingt ans plus tard.
2008 : début de la seconde Restauration. On annonce la création d’un « musée de l’Histoire de France » dont le but sera de « renforcer l’identité du pays », « l’âme de la France ». Un historien de l’ordre des chevalier de l’ordre Teutonique, Sylvain Gouguenheim, publie un livre pour monter quie le savoir scientifique de la Grèce ancienne n’a que tardivement et minimalement transité du monde arabo-musulman vers l’Europe latine. Il écrit :
« … si l’Europe doit la Renaissance à l’Islam, il faut comprendre pourquoi ce dernier n’a pas en retour participé à cette Renaissance. On méconnaît ainsi souvent, ou l’on dévalorise, le passé européen, tandis que l’on vante celui de l’Islam. la honte et l’orgueil se font face ; il n’y a pas là bâtir un dialogue fructueux. »
A défaut d’autres choses, l’auteur partage avec Chateaubriand une adéquation singulière à son époque. De manière frappante, il semble que toute Restauration en France, doive s’accompagner d’une confrontation avec les Arabes.
Il faut être sensible à cette phrase, lâchée comme en passant : « La honte et l’orgueil se font face ». La honte s’est bien sûr celle des Européens repentants. L’orgueil, celui d’un Islam infatué et patibulaire. Occident « honteux », Islam « orgueilleux ». Croisade à la Chateaubriand ? Caricature, plutôt. Caricature d’une caricature.
Et reprise en main. La révision de l’histoire de l’islam médiéval est explicitement présentée comme une mesure d’accompagnement en vue d’une mobilisation autrement plus sérieuse, au lendemain du 11-Septembre écrit :
« Bizarrement après que le monde occidental a été la cible d’un acte de guerre, il devient urgent d’enseigner que ceux qui l’ont commis sont les tenants d’une religion pacifique, et de rappeler qui l’Occident lui-même fut violent. Qui cherche-t-on à dissuader ? »
Son livre contient d’autres déclarations du même genre : inaptitude la langue arabe à la philosophie ; prédisposition de l’islam à la conversion violente ; effets bénéfiques avérés de la consommation de viande de porc autour du Bassin méditerranéen. Tout cela n’aurait à vrai dire que peu d’intérêt si ce dégoût ne s’accompagnait d’un nouveau projet historique, et si ce nouveau projet historique n’avait déchaîné l’enthousiasme de plusieurs prescripteurs d’opinion.
Le point est là : Aristote au Mont-Saint-Michel développe une vision du monde qui s’insère très précisément dans la philosophie de l’histoire sarkozyste, à la rencontre de ces trois axes majeurs : 1. Exaltation de la France toute chrétienne, celle du « long manteau d’églises » jeté sur nos campagnes. 2. Revendication assumée de l’ « œuvre positive » de la colonisation – puisque la science est par essence, européenne. 3. Volonté de liquider définitivement Mai 68. Et l’on se trouve confronté à ce paradoxe, typique de notre temps, où l’auteur le plus en phase avec la doxa des idéologues officiels – on songe à celui qui, au premier jours de la Restauration (26 juillet 2007), composa l’inoubliable discours de Dakar - est décrit comme un parangon d’indépendance et de courage par diverses crécelles médiatiques.
La France a connu, au cours des cinquante dernières années une floraison remarquable d’études historiques. Des Annales à la micro-histoire, pendant longtemps la créativité historique s’est trouvée de ce côté là aussi. Que s’es-il passé ? On croyait acquis qu’il n’y avait pas d’immédiateté historique, pas d’objet déjà là, pas d’essence préexistant, dans une sorte de l’évidence de l’investigation de l’historien; en d’autre termes, pas de « doctrine », de « civilisation », de « culture » ou de « savoir » tout près à transiter d’un continent à un autre, d’ « Orient » en « Occident ». Si l’ « Islam » des essayistes actuels est aussi caricatural que le méchant d’un combat de catch, sa critique participe elle aussi d’une parodie d’art martial. Le procédé, néanmoins, est reproduit si ostensiblement qu’il en devient, à l’encontre des sciences humaines aussi , une provocation qu’on aurait tort de prendre à la légère. (…)
Est-ce nous qui avons perdu le sens de la longue durée ? Ceux qui, depuis un moment, déversent sur nous leur nostalgie d’Europe chrétienne et de colonisation « positive » n’ont pas de ces scrupules. C’est à ceux-là que Guouguenheim, à la façon d’une cause occasionnelle, nous donne la possibilité de répondre.
Les Grecs, les Arabes et nous. Explorons les combinaisons. Cela a d’abord donné : les Grecs et nous, un siècle d’Allemagne romantique et savante, de Hölderlin à Wilamowitz, entre rêverie et érudition. Les Arabes et nous est venu ensuite : rapport colonial, postcolonial, un siècle encore de découvertes et de soupçons, de Loti à Saïd. Les Grecs et les Arabes furent d’abord associés par les médiévistes, à travers la représentation d’un « rationalisme » gréco-arabe opposé en bloc au Moyen âge « latin », à sa théologie du surnaturel et de la liberté : rapport thomiste, néothomiste, dans sa version forte, celle d’Etienne Gilson. Aujourd’hui, ce sont les Grecs contre les Arabes, au nom du « grand logos » chrétien : rapport néothomiste encore mais dans sa version faible, celle de Benoît XVI, du discours de Ratisbonne et de la « déshellénisation » du christianisme. Les Grecs et nous, les Arabes et nous, les Grecs et les Arabes. Nous ne voulons aucun de ces couples. Qui, nous ? L’article de foi de l’islamophobie savante, le fin mot de son essentialisme, est : les Arabes sont des Arabes, il nous faut être autre chose. La thèse est tenable, peut-être, pour un savoir qui réduit le signifiant « Arabe » au Coran et à Averroès, comme il résume le signifiant « Grec » à Aristote, aux Évangiles et à une Byzance de pacotille. C’est le savoir de la nouvelle Restauration : est-ce encore un savoir ? Au passage, on efface les Juifs, on oublie les Latins, « nous autres Latins », nos Latini, comme disait les clercs et les savants du Moyen âge. Quelle est ce Moyen âge tellement incomplet ? Quelle Europe - mais bien plus : quel monde possible avec des élisions pareilles ? et quel « nous » possible avec si peu de chose ?
Les Grecs, les Arabes et nous. Nous ne séparons pas ; nous, historiens et philosophes, prenons tout ensemble. Nous ne comparons rien à personne, ni les Grecs aux Arabes, ni les Arabes aux Latins, ni les « Chrétiens » aux « Musulmans », ni l’ « Orient » à l’ « Occident »… Un tel programme est, tel quel, un programme politique. Les Grecs, les Arabes et nous : faudra-t-il dire alors que nous sommes des Grecs et des Arabes ? Pour le reformuler dans des termes qui continuent à exaspérer les Restaurateurs, les appartenances sont « volonté d’appartenance », les identités, « déclarations d’identités ». Cette identité-là, grecque et arabe, grecque et arabe parce que latine et parce que juive, n’est pas moins métaphorique, c’est-à-dire pas moins choisie, qu’une autre. Sans doute est-elle plus complète, moins tronquée, et en ce sens - en ce sens-là au moins - plus vraie.
Il reste à dire pourquoi nous la choisissons. Les Arabes sont des Arabes dit l’islamophobie savante, de peur qu’eux aussi ne soient grecs, comme nous le soutiendrons. Cela ne se dit qu’à la troisième personne : « Eux les Arabes », ceux qu’on désigne de loin, des banlieues aux universités, sur tout le trajet de l’islamophobie savante. Qui peut dire aujourd’hui « Nous les Arabes » sans s’attirer les pires soupçons ? Raison de plus, aujourd’hui , pour que nous le fassions. Les Grecs, les Arabes. Et nous ? Nous les Grecs, bien sûr. Nous les Arabes pas moins. Mais nous les Latins, aussi bien, nous les juifs, nous tous les absents de la nouvelle Restauration, nous tous les autres, nous qui n’entrons pas dans les « synthèses », « helléno-chrétiennes » ou celles que l’on voudra, nous les composites. »