En débutant cette autobiographie, cette autofiction va savoir, je sais, pour avoir lu « À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie », que lorsque débute l’histoire, l’auteur est malade du SIDA. Je sais également qu’il est mort peu de temps après l’écriture de ce livre (décembre 1991, 10 mois après sa publication). Je sais enfin de lui qu’il a une image dure de quelqu’un qui n’aime personne, et qui fouaille dans les tréfonds de son être pour en faire de la matière livresque. Ce que je découvre, c’est un protocole extraordinaire, vu des yeux du malade, le protocole de la compassion qui soigne, à défaut de guérir : « Le protocole compassionnel » de Hervé Guibert.
Qui dit protocole dit activité cartésienne : on se pose une question, on tente de la préciser, puis on tente d’y répondre avec méthode, esprit critique, etc. Qui dit compassion dit affect : c’est la réponse du cœur au malheur, de la douceur d’un être humain à la souffrance d’un autre. Quel est donc ce mélange de cartésianisme et de sensibilité, quel est ce protocole qui permettrait à la compassion d’exister ?
Pour que le lecteur ne tombe pas dans une compassion facile, Hervé Guibert brouille les cartes. Il n’a pas de ligne chronologique, ou plutôt la ligne chronologique disparait, seul son état semble s’améliorer. Il décrit comment la compassion soigne sa souffrance, par les petits gestes de ses proches et de ses thérapeutes. L’absence de chronologie ne permet jamais de savoir à quel moment de son histoire on assiste : est-il à l’article de la mort, est-il en rémission, va t’il physiquement bien ou mal, a t’il déjà supporté cette fibroscopie-viol ? Ne comprenant pas l’enchainement des évènements, le lecteur peut se concentrer sur l’essentiel : comment la compassion aide en fin de vie.
Peut alors commencer cet incroyable voyage dans le soin médical. Comment le malade s’approprie le vocabulaire attenant à sa maladie : numération de T4 (et ce qu’implique le décompte de ces cellules), fibroscopie, narcotèse, et tant d’autres. Ces mots s’invitent dans une vie, de gré ou de force, dès lors qu’on est soigné. L’ignorant devient amateur d’une discipline scientifique, il y voit son intérêt, il apprend les mots et les comprend sans effort. Il finit par comprendre sa maladie telle que son médecin la perçoit, s’en approprie le sens. Ces mots identifient la maladie, et tissent le lien qui unit le patient au thérapeute. Ils deviennent terreau d’un jardin secret que le malade partage avec son médecin. Et Hervé Guibert de tomber amoureux de son docteur, Claudine Dumouchel, lui qui n’avait pour l’instant aimé que des hommes. Doucement, les rencontres de Hervé et Claudine tissent un lien thérapeutique complexe. Et qui font du bien à Hervé. Un protocole compassionnel.
Du coup, cette compassion finit par se retrouver partout : les amis qui aident, les gens dans le métro, les lecteurs qui apportent qui des mots gentils, qui une maison au bord de la mer pour quelques jours, qui la rencontre avec un guérisseur improbable, qui des médicaments (et leur histoire en elle même est spéciale).Ce qui sauve – temporairement – la vie de Hervé, ce ne sont ni les médicaments, ni les médecins, ni les protocoles de recherche, mais cette compassion qui traverse la société et aide les malades atteints du SIDA, quelle que soit l’origine de leur maladie. En ces temps, cette lecture fait du bien.