Titre original : the Man in the High Castle
Un livre de Philip K. Dick, éditions Club du Livre d’Anticipation 1970, publié chez J’ai Lu.
Traduction : Jacques Parsons
4e de couverture : C’est en 1947 qu’avait eu lieu la capitulation des Alliés devant les forces de l’Axe. Cependant que Hitler avait imposé la tyrannie nazie à l’est des Etats-Unis, l’ouest avait été attribué aux Japonais.
Aujourd’hui, quelques années plus tard, la vie avait repris son cours normal dans la zone occupée par les Nippons. Ceux-ci se montraient des maîtres fermes mais corrects. Ils avaient apporté avec eux l’usage du Yi-King, le Livre des Transformations, le célèbre oracle chinois dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Sa consultation permettait de régler toutes les affaires, qu’elles soient commerciales, politiques ou même sentimentales.
Pourtant, dans cette nouvelle civilisation, une rumeur étrange circulait. Un homme vivant dans un « Haut Château », un écrivain de science-fiction, avait écrit un ouvrage qui racontait la victoire des Alliés en 1945…
Une chronique de Vance
Ne nous y trompons pas : le Maître du Haut Château est un incontestable chef-d’œuvre. Et pas seulement parce qu’il a été récompensé par le prix Hugo. D’une densité effarante qui ne le rend pourtant pas difficile à lire (tout au plus faut-il éviter de le quitter régulièrement et de ne le lire que par petits bouts afin de bien conserver en mémoire les éléments épars de ces réalités juxtaposées), le roman s’impose progressivement au lecteur, sur un rythme curieusement lent construit en un crescendo subtil et étourdissant. Premier sommet de la carrière de Dick, il opère une transition réussie entre une écriture inspirée de l’Age d’Or de la SF américaine (et surtout de Van Vogt) et des préoccupations nettement plus modernes pour des lendemains qui déchantent et des personnages moins ouvertement héroïques. Surtout, il exploite à merveille (c’est à dire avec maîtrise et dextérité, sans s’y adonner totalement au risque de dérouter le lecteur) le principe majeur de la bibliographie dickienne, celui de ces « mondes subjectifs assemblés en univers gigognes qui se décomposent en autant d’illusions impalpables » comme le décrivait si bien l’anthologiste Stan Barets. En effet, l’auteur inoubliable d’Ubik clamait haut et fort :
Votre réalité n’est pas la mienne. La vôtre n’est qu’une illusion que votre perception a figée.
Pourtant, on n’en est pas encore à une plongée en apnée dans ces dimensions qui s’embrouillent dans sa schizophrénie patente : il s’agit avant tout d’une uchronie, et une des toutes meilleures, patiemment élaborée, dont l’univers se révèle d’une richesse inouïe grâce à un vrai talent de narration. Ce qui était déjà remarquable dans ses précédentes œuvres s’affirme ici avec clarté : Dick ne se repose pas sur des héros classiques à la psyché simple et aux muscles massifs. Il n’est pas non plus un grand amateur d’action et d’aventure (ce qui explique sans doute son relatif insuccès outre-Atlantique qui en était encore à se pâmer devant les exploits des intrépides explorateurs de l’infini), ni même de descriptions pointilleuses. Philip K. Dick opère différemment de ses confrères : là où Asimov fait progresser l’intrigue par de savants et savoureux dialogues, lui préfère nous plonger malgré nous dans les affres et les tourments de ses personnages qui passent leur temps à douter, hésiter, se questionner sur le bon sens et l’intérêt de chacun de leurs actes. A vrai dire, on oscille constamment à la lecture entre la narration indirecte et les spéculations ou interrogations à la première personne – et sans transition. Quand on lit Dick, on navigue comme un passager dans le bateau/corps des protagonistes : de ce fait, tout est fortement subjectif, et donc illusoire. Il sape nos défenses rationnelles, nous déracine et nous entraîne.
Mais dans quoi ? Dans une Amérique paisible – en apparence – qui se reconstruit patiemment sous la coupe de ses nouveaux dirigeants. L’action se passe sur la Côte Ouest, colonisée par les Japonais. Ceux-ci se sont installés dans les plus grandes cités, laissant le Middle-West aux autochtones. Ces derniers ne sont pas maltraités, bien qu’on y ressente une ségrégation de facto : les Blancs Américains vivent sans trop de heurts avec leurs vainqueurs nippons qui se montrent d’une déférence étonnante. Evidemment, lorsqu’ils viennent en touristes à la recherche d’objets d’art yankee dont ils sont friands (affiches de recrutement, publicités, photos de stars, produits manufacturés, tous obligatoirement chargés de cette historicité qu’ils revendiquent), certains Américains profitent de l’aubaine et en font commerce, d’autres maugréent mais sans vraiment élever la voix. Vae victis, en somme. Mais c’est toujours mieux que de vivre en Europe ou sur la Côte Est, où les individus de race pure disposent d’une technologie avancée et où les autres sont carrément réduits en esclavage (quand on ne parle pas des déportations massives de populations slaves ou de génocides à l’échelle d’un continent, comme en Afrique).
Toutefois, le Yi-King n’est pas le seul « livre dans le livre ». Fascinant par son utilisation, il s’agit avant tout d’un texte qui existe (à la suite de la lecture de ce roman, la 1e fois, je m’étais procuré une version française du Livre des Transformations). Mais il y a aussi l’existence de la Sauterelle pèse lourd, un roman de SF rédigé par un certain Hawthorne Abendsen : il décrit un monde où les Alliés auraient gagné la guerre. Un monde sans nazis mais demeurant bipolaire (les Communistes russes occupant la moitié du globe). Le livre amuse, intrigue, et dérange certains milieux. Et lorsque Frank décide de fabriquer des bijoux originaux (et non plus de faire des copies d’anciennes breloques chargées d’Histoire) et Juliana de monter voir cet écrivain mystérieux, le destin se précipite. Les réalités s’entrechoquent et, par des biais différents, deux de nos personnages vont avoir une vision plus ou moins précise d’un autre univers, semblable et pourtant radicalement étranger, au point qu’ils en viennent à se demander ce qui est réel. Les derniers chapitres, superbes, témoignent de ce cheminement existentiel en multipliant les paragraphes introspectifs où les interrogations se bousculent, confinant au doute, voire à la folie. Le tissu du réel se déchire alors, s’effiloche et les drames intérieurs se répercutent autour des personnages : les certitudes s’effondrent et la raison vacille, au point qu’ils se croient profondément malades.
Si le couple Frink est représentatif de l’univers dickien (deux « paumés » qui ne se satisfont pas de leur existence), on savoure tout de même le parcours des autres, et surtout leurs heurts, leurs éclats. Assister à la lente désagrégation de Tagomi, l’exquis homme d’affaires qui contient soudain très mal son dégoût pour les barbaries commises par les alliés allemands, est un spectacle d’une rare intensité : quel délice que de voir cet homme à la culture raffinée proférer un juron ! D’ailleurs, la description des relations entre les Japonais, de leur mode de vie fondé sur la beauté et la sagesse, de leur réticence à exprimer leurs sentiments et leurs passions, est un des grands plaisirs de ce livre – surtout lorsque ce mode de vie est confronté aux pensées d’un Américain patriote et amer. Tout comme l’illumination atteinte par Tagomi lorsqu’il manipule un bijou, tentant, dans son profond désarroi, d’y percevoir « ce monde de connaissance », cet « espace restreint » brahmanique dans lequel tout est capturé ; Dick parvient dans ce long passage à narrer avec force une expérience hallucinatoire de glissement dans le réel qui ne peut que laisser pantois le lecteur. Et pas indemne.
La traduction semble cohérente et moins niaise que dans Loterie solaire.
Œuvre rare et fascinante, aux ramifications incroyables. Un chef-d’œuvre de la littérature.
Incipit :
Depuis une semaine, M. R. Childan guettait avec anxiété l’arrivée du courrier. Mais la précieuse expédition en provenance des Etats des montagnes Rocheuses n’était toujours pas là. En ouvrant son magasin, ce vendredi matin, il ne vit sur le sol que quelques lettres tombées par la fente et il pensa : « Il y a un client qui ne va pas être content ! » Au distributeur mural à cinq cents, il se versa une tasse de thé instantané, prit un balai et se mit à faire le ménage. La devanture de l’ American Artistic Handcrafts Inc. fut bientôt prête à recevoir les clients ; tout était reluisant de propreté, la caisse enregistreuse avait son tiroir plein de monnaie, il y avait dans le vase un bouquet de soucis fraîchement cueillis, la radio diffusait une musique de fond. Dehors, sur le trottoir, des hommes d’affaire se hâtaient vers leurs bureaux de Montgomery Street. Au loin un tramway passait ; Childan s’interrompit un instant dans son travail pour le regarder avec satisfaction. Des femmes, dans leurs longues robes de soie aux couleurs vives…
Citations :
Chapitre 2, p. 34 : Childan s’interroge sur le bien-fondé des actions entreprises par les Nazis.
Ce sont les Allemands que l’on doit rendre responsables de cette situation. Cette tendance qu’il ont à entreprendre plus qu’ils ne peuvent mener à bien. Après tout, ils avaient à peine trouvé le moyen de gagner la guerre qu’ils se précipitaient aussitôt à la conquête du système solaire, pendant que, chez eux, ils édictaient des mesures qui… eh bien ! l’idée au moins était bonne. Et ils avaient réussi avec les Juifs, les Bohémiens et les Etudiants de la Bible. Et les Slaves avaient été ramenés à deux mille ans en arrière, renvoyés à leur terre d’origine, l’Asie. Entièrement chassés d’Europe, au grand soulagement de tous. De nouveau en train de chevaucher les yaks, de chasser à l’arc et aux flèches.[…] Mais il y avait l’Afrique. […] Là, les Nazis avaient fait preuve de génie ; l’artiste s’était vraiment montré. La Méditerranée close de toutes parts, asséchée, transformée en terres cultivables grâce à l’utilisation de l’énergie atomique, quelle audace ! […] Il avait fallu 200 ans pour régler la question des populations autochtones américaines et l’Allemagne était parvenue au même résultat en Afrique en 15 ans. Il n’y avait aucune raison valable pour critiquer.
Chapitre 3, p. 57 : Baynes (qui se prétend Suédois) réfléchit sur l’ambition nazie après une discussion avec un Allemand.
Ils veulent être les moteurs de l’Histoire et non pas les victimes. Ils s’identifient à la puissance de Dieu et se croient ses égaux. C’est le fondement même de leur folie. Ils sont dominés par un archétype ; leur ego s’est développé d’une manière psychopathologique si bien qu’ils ne peuvent dire où il commence et où la divinité s’arrête. Ce n’est pas de l’orgueil ; c’est une hypertrophie de l’ego jusqu’à un point extrême – jusqu’à la confusion entre celui qui adore et celui qui est adoré. L’homme n’a pas mangé Dieu ; Dieu a mangé l’homme.
Chapitre 5, pp. 90-91 : une jeune femme discute du livre d’Abendsen avec Wyndam-Matson, PDG d’une grande entreprise de la Côte Ouest.
La théorie d’Abendsen est que Roosevelt aurait été un président terriblement énergique. Au même titre que Lincoln. […] Le livre est de la fiction. Je veux dire que c’est un roman par sa forme. Roosevelt n’est pas assassiné à Miami ; il achève son mandat, il est réélu en 1936, si bien qu’il est encore président jusqu’en 1940, au début de la guerre. […] Sa théorie, c’est qu’au lieu d’un isolationniste comme Bricker, en 1940, après Roosevelt, c’est Rexford Tugwell qui aurait été élu président. […] Et il aurait poursuivi avec beaucoup d’énergie la politique antinazie de Roosevelt. Si bien que l’Allemagne aurait eu peur de se porter au secours du Japon en 1941. Elle n’aurait pas honoré leur traité. Tu vois ? […] Et ainsi l’Allemagne et le Japon auraient perdu la guerre !
Chapitre 6, p. 116 : Joe, un Italien de passage discute avec Juliana qu’il a séduite :
Il n’y a rien dans ce qu’ils ont fait que nous n’aurions fait à leur place. Ils ont sauvé le monde du Communisme. S’il n’y avait pas eu l’Allemagne, nous vivrions aujourd’hui sous la domination des Rouges. Ce serait bien pire.
Chapitre 7, p. 141 : Childan se rend chez un couple de Japonais qui l’a invité.
Cela ne trompe personne, je n’appartiens pas à ce milieu. A ce pays que les hommes blancs ont défriché et où ils ont bâti l’une de leurs plus belles villes. Je suis un intrus dans ma patrie.
Chapitre 10, p. 216 : Joe et Juliana discutent encore à propos du livre d’Abendsen.
- C’est sur ce point, dit Joe, que le système anglais dame le pion aux Américains. Tous les huit ans les Etats-Unis chassent leurs dirigeants, sans s’occuper de savoir s’ils sont qualifiés – mais Churchill reste, simplement. […] Chruchill était le seul grand chef que les Anglais aient eu pendant la guerre. S’ils n’avaient pas su le conserver, ils auraient aussi bien fait de renoncer à la lutte. Je te le dis : un Etat ne vaut que ce que vaut son chef. Führerprinzip – le principe du chef, comme disent les Nazis.