François Bayrou : Lettre à l'Assemblée

Publié le 24 octobre 2007 par Fanette

Vue et lue sur le site internet du Modem

Monsieur le Président,
Monsieur le ministre,
Chers collègues,

Ce que nous vivons en ce jour est sans précédent et sans exemple dans l’histoire de la 5e République et du Parlement.

Quelques mots d’abord sur la forme, l’examen en urgence, le respect des droits du Parlement dans cette affaire, et je développerai les raisons qui font que, pour moi, cette loi n’est pas conforme à notre constitution et ne manquera pas d’être censurée par le Conseil constitutionnel.
Et tout d’abord la chronologie. Cette proposition de loi a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 17 octobre, inscrite à l’ordre du jour prioritaire par la conférence des présidents, avec la complicité coupable du gouvernement, le mardi 23 octobre à 10 heures, examinée en commission des lois ce même jour à 14h15 et discutée en séance publique ce jour, mercredi 24 octobre à 9h30, soit en tout et pour tout 24 heures.
24 heures pour inscrire un texte à l’ordre du jour, l’examiner en commission et procéder à sa discussion dans l’hémicycle, c’est un tour de force unique dans l’histoire parlementaire. A l’heure où la commission Balladur doit rendre son rapport prochainement, il convient de l’avertir rapidement d’une nouvelle et paroxystique dévalorisation du Parlement. Nous sommes en effet bien loin du délai de 2 mois qui prévaudra, je l’espère, entre le dépôt d’un texte et son examen en séance publique. Car les plus ardents pourfendeurs d’une assemblée qu’ils qualifiaient hier à juste titre de simple chambre d’enregistrement sont les premiers aujourd’hui à user et abuser de ce principe en soumettant en des temps record une proposition de loi à l’Assemblée nationale.

Vous admettrez que les annales de l’Assemblée ne doivent pas fourmiller d’exemples de ce type.

Une fois de plus, les droits élémentaires du Parlement sont bafoués et nous donnons une image du Parlement déplorable pour régler les fins de mois difficiles de certains groupements.
Car en la matière, la forme de cette discussion importe pour traiter d’un sujet aussi sensible et fondamental pour la démocratie que la transparence du financement de la vie politique française, qui ne peut souffrir aucun examen aussi bâclé que celui présenté.
Nous voyons bien quel degré d’urgence il y a à traiter ce sujet et les conditions du débat nous rappellent quels intérêts sont en jeu.
D’aucuns, ont employé les termes de « petits arrangements entre amis », d’autres les termes de « loi sur mesure destinée à arranger les affaires d’un seul parti », je laisse à chacun le soin d’utiliser les qualificatifs qu’il jugera les plus appropriés. Quant à moi, au-delà du caractère proprement scandaleux, je m’interroge sur l’opportunité pour notre assemblée de procéder à l’examen d’une loi à caractère aussi particulier.
Je ne suis pas le seul d’ailleurs à m’interroger puisque les inquiétudes sont partagées sur tous les bancs de cet hémicycle y compris sur ceux de l’UMP puisque certains de ses députés se sont inquiétés, à juste titre, de la discussion de ce texte. « Le Nouveau Centre vaut bien une messe » a dit Monsieur Mariton. « A six mois des municipales, on avait vraiment besoin d’adresser ce message aux électeurs « les contribuables financeront le Nouveau Centre ! » » s’est lamenté, nous dit l’AFP, un député UMP. Il est vrai qu’à l’heure du vote d’un nouveau déficit du budget de l’Etat, à l’heure de la discussion du financement de la sécurité sociale, je laisse le soin de la cohérence au groupe qui a présenté ce texte et au gouvernement qui l’a inscrit et le soutient.

Réécrire les principes de la loi de 1988 relative à la transparence financière de la vie politique pour un groupuscule politique incapable aux élections de juin 2007 de faire le score, somme toute accessible, de 1% dans moins de 10% des circonscriptions, est ce bien raisonnable ? Est-bien urgent, est-ce bien conforme à l’idée que nous nous faisons de l’intérêt général ?
De surcroît, quand les candidats présentés par ce dit mouvement politique ont été pour la majeure partie des candidats de pacotille, on est en droit de s’interroger sur le sens de la démocratie et du pluralisme.
Quel crédit accorder à des responsables politiques qui investissent aux élections législatives des candidats qui composent leur cercle très rapproché aussi bien familial que professionnel ? J’en veux pour preuve, la longue liste des candidatures où se retrouvent pêle-mêle une épouse, un frère, des neveux et nièces, des collaborateurs parlementaires, une secrétaire, un attaché de presse, un chef de cabinet, une webmestre et même un chauffeur, qui n’ont d’autre point que d’appartenir au cercle fermé d’une seule et même personne.
Cela ne relève évidemment pas du désir profond de toutes ces personnes de s’investir dans la vie publique, nous savons tous que certains d’entre elles n’ont pas mis les pieds dans leur circonscription, mais plutôt d’une manœuvre destinée à détourner l’argent public du contribuable de son sens. Et les électeurs ne se sont pas laissé prendre à cette tromperie puisque seuls 43 candidats (dont la moitié était constituée de députés sortants) ont obtenu 1% et plus des suffrages sur les 85 candidats présentés par ce mouvement.

Là n’est pas ma conception du pluralisme. Là n’est pas non plus ma conception du vote et de la démocratie.

On a voulu tromper les Français en leur présentant des candidats factices, n’ayant ni connaissance, ni désir de s’y investir, de la circonscription qu’on leur avait octroyé, dans le seul et unique dessein de récupérer une manne financière conséquente.
Et cette proposition de loi qui nous est soumise ce matin n’est rien de plus que le salaire du ralliement, que de l’argent de poche magnanimement distribué en contrepartie d’un soutien sans faille. Le chèque emploi service que le groupe majoritaire va accorder ce matin en échanges bons et loyaux services est un scandale.
Non seulement, on change l’esprit de la loi de 1988, dont l’un des principes était d’assurer la transparence du financement, j’y reviendrai ultérieurement, mais au passage on en profite pour fouler aux pieds un peu plus le peu de droits dont le Parlement dispose encore.
A quoi bon s’obstiner à vouloir faire vivre un parti aussi artificiellement créé quand les électeurs ont manifesté aussi clairement leur rejet ? Quelle moralité de la vie politique française offre t-on à nos concitoyens quand on s’apprête à accorder de l’argent public à un parti utilisant des méthodes aussi douteuses en termes de présentation de candidats issus d’une même famille, comme l’a fort justement rappelé André Vallini ? Et après avoir trompé les électeurs, on va duper les contribuables.

Mais au-delà de ces questions de morale ou de forme, je souhaiterais m’arrêter sur les questions de fond que soulève ce texte.

Le fond de cette stupéfiante proposition de loi, c’est que l’on change la loi pour un seul parti.
La loi, que l’on décrit comme générale impersonnelle, se mue dans cette proposition en texte de circonstance, à usage unique, pour le bien-être d’un seul groupement.
La loi, mes chers collègues, n’est pas faite pour accorder des avantages aux uns ou aux autres, selon qu’ils seront puissants ou misérables, et en l’espèce qui nous intéresse, soumis ou libres.
Cette loi, choquante sur le plan des principes, l’est également du point de vue juridique, et les arguments ne manqueront pas au Conseil constitutionnel pour censurer un texte qui altère la sincérité du scrutin législatif par son caractère rétroactif, qui rompt avec l’égalité des citoyens et des formations politiques devant la loi et qui, selon toute vraisemblance, aggrave les charges publiques en violation de l’article 40 de la Constitution.

Cette loi va altérer la sincérité du scrutin législatif, pour reprendre les termes du juge de l’élection, et manque au principe élémentaire de la transparence du scrutin, fondement de toute démocratie.

Depuis l’apparition du financement public des partis, il y a près de vingt ans, les Français se savent qu’en votant au premier tour d’une élection législative générale, ils exercent en réalité deux droits que la loi, si ce n’est la Constitution, leur a reconnus.
Le premier de ces droits, c’est de sélectionner ou d’élire des candidats. Je dis sélectionner, mais en l’espèce, pour ce qui est de cette élection législative de 2007, de sanctionner éventuellement les candidats virtuels. Je parle non seulement de ceux qui, présentés par le parti qui va bénéficier de cette loi, ont obtenu 0,00% des suffrages exprimés, mais de tous ceux, tout de même 42 sur 85 candidats de cette, comment dire, grande famille, qui ont obtenu entre 0,01 et 0,91% des voix. Ceux-là furent-ils vraiment candidats ? Ont-ils su où se trouvait leur circonscription d’élection ? Les électeurs, eux, ont répondu à ces questions.
Et le deuxième droit reconnu aux électeurs, c’est justement d’accorder à telle ou telle formation politique l’aide publique aux partis. Les médias leur ont suffisamment rappelé la règle durant toute la campagne.

Les Français savent aussi que ce financement ne bénéficie pas à tous les partis, puisque le législateur a fixé un seuil, oh fort bas d’ailleurs, pour bénéficier de la première part du financement public. J’ai relu, sur ce point, les travaux préparatoires de la loi de 2003.

Vous me permettrez de relire quelques passages des débats, tirés de la séance du 11 février. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, justifiait ainsi l’introduction du seuil de 1% des suffrages exprimés :
« Les groupements les plus divers se sont mis à présenter des candidats aux élections législatives dans le but non de concourir à l’expression du suffrage, mais de bénéficier d’un financement public. Cela n’est ni plus ni moins qu’un détournement de l’esprit des lois caricatural et choquant ! Il faut limiter le versement de l’aide publique aux partis et groupements politiques qui concourent effectivement à l’expression du suffrage universel. Voilà pourquoi le Gouvernement vous propose d’exiger des partis souhaitant bénéficier de l’aide publique qu’ils aient présenté au moins cinquante candidats, comme auparavant, mais en y ajoutant une condition supplémentaire : que ces candidats aient obtenu chacun au moins 1% des suffrages exprimés. »
Et l’un des signataires de la proposition de loi dont nous débattons ce matin, Monsieur Maurice Leroy, d’ajouter « Très bien ! » à la déclaration du ministre.

M. Sarkozy concluait son propos en précisant qu’un seuil «  de seulement 1% des exprimés » lui paraissait suffisant « pour éliminer les candidatures farfelues ou alimentaires sans porter si peu que ce soit atteinte au principe de la représentation des minorités ».

Voilà monsieur le rapporteur de la commission des lois, pourquoi vous vous trompez lorsque vous écrivez dans votre rapport que la loi interdit « sans raison valable » aux partis qui n’ont pas été capables d’obtenir 1% des suffrages exprimés dans moins de 10% des circonscriptions de bénéficier de l’aide publique. La raison valable, elle est double : parce que les électeurs ne le l’ont pas voulu, et parce qu’il n’est animé que de motivations « alimentaires » pour reprendre les termes du ministre de l’intérieur.

Cette proposition de loi, mes chers collègues, brise le contrat qui a été passé avec les électeurs, en leur retirant a posteriori l’un de leurs droits, celui d’accorder ou de ne pas accorder l’aide publique à une formation politique.

Car, et c’est un autre argument que le Conseil constitutionnel ne manquera pas de relever, l’Assemblée s’apprête maintenant à voter un texte rétroactif dans un domaine, celui du droit électoral, où par tradition, par respect élémentaire des règles démocratiques, on ne change la loi que pour l’avenir.
Ce fut le cas en 1990, lorsque fut votée la loi du 15 janvier qui a créé les deux fractions destinées au financement des partis. Elle ne fut applicable qu’à compter des élections législatives de 1993. Ce fut encore le cas en 2003, avec la loi dont je viens de parler qui a fixé le seuil de 1% des suffrages exprimés. Le rapporteur du texte, notre collègue Jérôme Bignon, précisait alors que « cette réforme ne s'appliquera évidemment que lors du prochain renouvellement », c’est-à-dire en 2007.
Le Conseil constitutionnel n’admet de rétroactivité que dès lors qu’elle répond à un intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. Ainsi que le rappelait le Président Mazeaud lors de la présentation des vœux du Conseil constitutionnel au Président de la république en janvier 2006, à propos des dispositions rétroactives, « le Conseil constitutionnel vérifie à chaque fois que de telles dispositions sont dictées par un motif d’intérêt général et que celui-ci est suffisant ».
On cherchera, dans ce cas d’espèce, où peut bien se nicher l’intérêt général, puisqu’il ne s’agit que l’intérêt qu’un d’un seul groupement, mais on trouvera facilement de quelle manière ce changement tardif de règles du jeu électoral peut heurter les exigences constitutionnelles de transparence, de sincérité du scrutin et de garanties apportées aux citoyens.

Le deuxième argument d’inconstitutionnalité concerne la rupture d’égalité des citoyens et des formations politiques devant la loi.

Le législateur de 1988 et de 1990 a fixé deux principes pour l’accès au financement public des partis. Le premier principe, c’est que l’obtention de l’aide publique dépend du choix que les électeurs font au 1er tour des élections législatives. Le montant attribué dépend, quant à lui, non seulement du nombre de voix obtenues mais également, et c’est la seconde fraction de l’aide publique, en fonction du choix fait par les députés tous les ans.
Et le second principe fixé par le législateur, c’est que l’on ne peut obtenir le financement au titre de la seconde fraction que lorsque l’on est éligible à la première. Ce n’est évidemment pas par hasard que cette disposition a été adoptée.
On voit bien quelles sont les raisons qui ont conduit le législateur à créer ce lien entre les deux fractions. D’abord remettre entre les mains des électeurs, et non pas des élus, la décision de principe d’accorder le financement à tel ou tel parti, et ensuite empêcher la constitution de partis de complaisance et la coalition d’intérêts bien compris entre des parlementaires motivés par la seule perspective de faire fonctionner leur petite entreprise collective.
Avec la manipulation législative que nous subissons ce matin, ce ne sont plus les électeurs qui décideront de l’attribution du financement public des partis, mais ce seront en réalité les partis dominants. Ce seront les partis qui auront fait le choix de concéder quelques miettes de circonscriptions - pas beaucoup d’ailleurs, 15 suffiront - à leurs amis pour que ceux-ci puissent accéder à une part de l’aide publique. Cette proposition de loi vient donc transférer des électeurs à certains partis politiques le choix du financement d’un parti.

C’est à mes yeux une rupture d’égalité des citoyens devant la loi.

S’il y a deux fractions dans l’attribution de l’aide publique, c’est bien pour ne pas mélanger les électeurs et les élus. Et l’on comprend bien que l’on ne peut pas faire de l’accès à la seconde part la condition qui donnera droit à la première !

Le troisième point d’inconstitutionnalité, c’est évidemment l’article 40 et l’aggravation des charges publiques qui vont résulter de l’adoption de cette proposition de loi.

Je rappelle que le montant de l’aide publique aux partis est inchangé depuis 1995, de l’ordre de 80 millions d’euros. C’est d’ailleurs le montant inscrit dans le projet de loi de finances pour 2008.
Alors les choses sont simples : on pourrait imaginer que cette ligne sera abondée à l’occasion de la discussion du bleu « administration générale et territoriale de l’Etat », tirant ainsi la conséquence logique de l’apparition d’un nouveau parti éligible à l’aide publique. L’inconstitutionnalité tirée de la violation de l’article 40 serait alors manifeste. Mais peut-être que le ministre nous éclairera sur ce point.
Soit, comme l’a demandé hier soir le président de l’Assemblée nationale, cette opération se ferait à enveloppe constante afin de n’engager aucune dépense nouvelle. La part accordée à chaque parti serait ainsi diminuée d’autant.
On aurait donc cette situation incroyable dans laquelle un parti qui n’aurait pas satisfait aux obligations légales bénéficierait d’un financement public, alors que tous ceux qui ont respecté les conditions fixées par la loi seraient pénalisés ! Autrement dit, pour faire plaisir à une vingtaine d’élus, on pénalise ceux qui auront répondu aux exigences légales !
Et bien laissez-moi vous dire, monsieur le président de la commission des lois, que ce privilège de soumission est indigne, et que le Conseil constitutionnel ne l’acceptera pas.

J’ajoute deux remarques en conclusion.

La première est une interrogation pratique dirais-je. Pourquoi le nombre de députés nécessaire pour bénéficier du financement est-il fixé à 15 dans cette proposition de loi ? Disons-le simplement. C’est parce que l’inscription de ce chiffre 15 dans la loi laisse espérer aux députés communistes qu’ils pourront un jour voir le seuil nécessaire pour créer un groupe parlementaire abaissé à 15 députés.

La seconde remarque est plus grave. Ne voit-on pas qu’avec cette disposition, on prépare l’émiettement de la vie politique française, puisqu’il suffira d’avoir 15 députés pour créer un parti politique ?

Ce sont autant de raisons, constitutionnelles mais également morales, qui nous conduisent à rejeter ce texte et à vous demander, mes chers collègues, de voter cette exception d’irrecevabilité.


F.Bayrou : le financement des partis
envoyé par mouvementdemocrate