L'attention à notre vraie nature, à la vacuité n'est pas une tension. Ce n'est pas une concentration, un effort de l"ego; c'est plutôt une détente dans l'espace.
Voici un extrait de mon livre "S'éveiller à la vacuité" où j'essaye d'en rendre compte:
&
"La vision libre du sujet et de l'objet
Pour s'éveiller à la connaissance de soi, il faut en effet opérer un certain geste intérieur qui est tout simplement un désintéressement du monde. Ce désintéressement, je l'entends au sens kantien du terme, c'est-à-dire comme une sortie de l'emprise du moi sur la perception. Il faut libérer le regard du couple sujet/objet pour apprendre à nouveau à voir le monde et les objets sans projeter sur eux des désirs, des attentes, des peurs, des concepts.
Il faut que la conscience se débarrasse de ces couches conceptuelles et affectives comme on enlève de la buée sur des lunettes pour qu'elle puisse enfin être attentive à l'acte même d'être attentif, à l'expérience d'être conscient. Il s'agit de voir la vision, d'écouter l'écoute, ou mieux d'être la vision, d'être l'écoute et non plus un individu qui voit ou qui écoute. Maharaj parle de cette vision :
« Quand un objet est vu comme un objet, cela présuppose un sujet différent de l'objet. Dans la perception d'un être libéré, il n'y a ni sujet qui voit, ni objet qui est vu ; il n’y a que la "vision", le voir. En d'autres termes, la perception d'un être libéré est antérieure à toute interprétation des facultés sensorielles. (...) En bref, la vision de l’être libéré est vision totale, ou vision intégrée, ou vision intuitive, vision exempte de tout caractère objectif – et cela, c'est être libre de l'attachement. C'est cela que signifie ma phrase : "Je vois, mais je ne vois pas." »
Ce geste de la conscience, qui vide la perception du sujet et de l'objet, permet de retrouver ce regard neuf qui n'est pas un « regard prédateur » toujours prêt à saisir le réel dans les filets des concepts et des émotions individuelles. La perception est enfin libre de toutes interprétations subjectives et égotiques, sans but, sans intention.
Dans
ce regard, les choses n'existent plus au service de l'ego mais sont présentes
gratuitement; elles vivent uniquement pour elles-mêmes. Ainsi par exemple, la
rue n'est plus simplement vécue comme « une rue que je dois traverser pour
aller à mon travail », rue que rien ne distingue des milliers d'autres déjà
empruntées et des milliers de rues à traverser encore dans le futur. La rue
est, dans ce regard, non plus distraitement regardée à partir des soucis de la
forme-mentale égotique, mais enfin vue dans la transparence de la Vision, à partir de la
conscience vide, nue, sans but et sans pourquoi. La rue apparaît comme le
surgissement d'un être singulier, comme un événement unique explosant dans des
formes, des couleurs, des mouvements comme La Rue. Stephen Jourdain décrit magnifiquement ce
regard :
« Ça ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à coup, ce n'est plus dans une rue que vous êtes, c'est dans La Rue, tout vous arrive précédé de l'article défini, et se met comme à briller, et un extra-ordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l'impression qu'il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours? »
Apprendre à
vivre cette attention globale, c'est libérer le regard de toute volonté de
propriété, de tout désir, de tout souci, de tout besoin; c'est vider le regard
de l'individu pour que la
Vision magique puisse apparaître comme un lever de soleil.
L'attention désintéressée est une percée dans un monde nouveau et frais
n'appartenant à personne, et qui se tient là immobile, gratuite, donné,
comme la simple présence de l'Être. Il faut accepter de mourir en tant que spectateur
individuel pour retrouver un spectacle dépourvu de spectateur. Le regard doit
se vider; il doit se creuser pour révéler son absolue vacuité, sa totale
liberté, son infinie impersonnalité. Personne ne regarde le monde et le monde
n'est pas regardé ; il n'y a plus de voyant et de vu, plus de sujet et plus
d'objet mais juste une vision, juste un étonnement, juste un silence et une
allégresse.
Les
meilleurs artistes, d'ailleurs, connaissent cette Vision qui est la source de
leur art où ils puisent la vérité et la beauté de leur inspiration. Giacometti
par exemple écrit :
«
Ce jour-là, je me souviens très exactement, en sortant boulevard Montparnasse,
d'avoir regardé le boulevard comme
je ne l'avais jamais vu. Tout était autre, et la profondeur et les objets, et
les couleurs, et le silence (...). Tout me semblait autre et tout à fait
nouveau (...). C'était, si vous voulez, une espèce d'émerveillement continuel
de n'importe quoi. (...) Ce jour-là la réalité s'est revalorisée pour moi, du
tout au tout : elle devenait l'inconnu, mais en même temps un inconnu
merveilleux. »
Il
est impossible, pour celui qui n'expérimente pas ce regard, de comprendre ou
d'imaginer ce dont il est question ici à savoir que le regard peut être vide de tout sujet;
car le moi pense, qu'avec ce regard, il verra, lui, le moi, les choses
différemment alors qu'en réalité le moi va disparaître dans la Vision où le spectacle se
donnera sans spectateur. Voici un autre témoignage contemporain d'une
telle révélation :
«
Un dimanche d'automne à la campagne. Quelques
amis sont venus passer le week-end et, le repas terminé, certains se préparent
à faire une promenade dans le bois, d'autres à passer l'après-midi à bavarder
devant le feu de cheminée. Je suis dans la cuisine pour effectuer quelques
rangements avant de les rejoindre lorsque, soudain, je prends conscience que
quelque chose est changé, différent. Tout est net, clair, limpide, immédiat,
comme si un voile avait été enlevé, comme si une vitre avait disparu. Je n'ai
plus l'impression de regarder autour de moi, le centre du regard a disparu,
"je" ne suis plus dans le regard.
Les
autres, le monde qui m'entoure, le personnage que je suis participent d'une
même vie, d'une même substance, sans séparation, sans rupture, dans un même mouvement
fluide et harmonieux. Les gestes coutumiers se déroulent d'eux-mêmes, simples,
faciles, portés par un silence intérieur intensément présent. Silence-amour
infini qui émane de sa propre Nature, irradie de lui-même et de toute chose.
L'apparence
du monde n'a pas changé, mais le monde vit autrement, habité par ce silence et
cet amour qui sont le coeur de toute chose et de toute vie. Le personnage (que
je suis) n'a pas changé, mais "je" n'est plus dans le personnage,
remplacé par ce silence et cet amour infini qui rayonne et chante à l'infini. »
Ce
récit de la révélation du regard montre très bien que « le centre du regard a
disparu », que « je ne suis plus dans le regard ». C'est en effet exactement la
structure réelle de l'attention éveillée qui n'est l'attention de personne mais
attention pure, Conscience impersonnelle, Vacuité immense, Espace transparent.
Cette
Vision dégage la perception de tout concept. Certes le concept ne disparaît
pas, mais il passe à l'arrière-plan de la perception, libérant du
même coup les sensations. L'impression est tout à fait semblable, comme nous
l'avons dit plus haut, à celle de l'enlèvement d'un voile gris et sale de
devant le regard. Le Regard du Soi est un Regard sans préhension car dépourvu
d'observateur. L'attention devient sans but, sans volonté de saisir quoi que ce
soit d'autre qu'elle-même. Cette attention de la Vision à elle-même est plus
un laisser-être qu'un faire. Il n'y a pas à créer cette Vision ; il suffit de
constater qu'elle est déjà là, précédant toujours toute conscience de l'ego.
D'une certaine façon il s'agit donc de retrouver une innocence non conceptuelle.
Alors le monde et le Vide s'unissent dans une Vision d'une incroyable et
saisissante beauté.
Cette
attention que j'ai appelée désintéressée, c'est-à-dire libre de l'emprise du
sujet et de l'objet, est en même temps et paradoxalement l'occasion d'un
intérêt nouveau et intense pour le monde et les objets qui apparaissent avec un
éclat et une précision bouleversants.
Le
regard sans spectateur est la clef qui ouvre cet Espace vide où l'intérieur et
l'extérieur s'épousent dans une noce d'allégresse. Il faut apprendre à «
regarder sans regarder » pour que cette Vision dévoile le vrai moi, le noumène
au delà des phénomènes. L'attention demande donc un apprentissage ; elle
accompagne le cheminement intellectuel vers le vrai de soi-même.
L'attention doit donc
savoir s'abandonner à l'instant présent, mais, en même temps, elle doit rester
alerte, éveillée, vive, curieuse de l'Être qui se donne à elle. L'attention est
une invitation à jouir de l'Être, des formes, des couleurs, des sons, des
odeurs, du mouvement mais sans saisie conceptuelle." Extraits du livre de José
Le Roy, S’éveiller à la vacuité