Il y a un peu plus de quarante ans j'ai fait la connaissance de Jean-Claude Fontanet aux ARB [Amis de Robert Brasillach], qui étaient alors présidés par
Pierre Favre, Directeur de Publicitas, membre du Rotary comme mon père, disparu il y a tout juste 20 ans, et qui devait être comme un
père pour moi, pendant une période de transition de quelques années, après le décès du mien. C'est d'ailleurs chez Andrée, sa dernière compagne, que j'ai logé, au tout début de
mon retour en Suisse, pendant quelques semaines, il y a maintenant quelque neuf ans...
Chaque année, pendant longtemps, nous nous sommes retrouvés à l'occasion de ces réunions littéraires, qui avaient lieu tantôt à Genève, tantôt à Lausanne, et où nous évoquions la figure
éternellement jeune du poète chrétien de Fresnes, né il y a cent ans, figure de poète qui restera toujours chère à mon cœur et qui, à mes yeux, assurera sa postérité
avec celle du critique, d’une clairvoyance étonnante, en dépit de ses égarements politiques, que son sens de l'honneur lui aura cependant permis d'assumer jusqu'au poteau.
Issu d’une famille de résistants du côté maternel et d’attentistes antiallemands du côté paternel, j’avais très naturellement un préjugé défavorable à l’égard des écrivains de la collaboration, tels que Céline, Rebatet ou Brasillach. Ce que nous savons aujourd’hui de cette période ne pouvait que m’encourager à ne pas m’y intéresser et même à m’en détourner, en oubliant d’ailleurs qu’il est hasardeux de porter un jugement sans préalablement restituer le contexte.
Nous sommes tous des enfants qui ne veulent rien tant que tout ce qui leur est défendu.
Si je me plaisais en la compagnie de Jean-Claude Fontanet, parce que c'était un homme aimable et raffiné, j'appréhendais de trop le fréquenter en raison de sa vision « noirissime » du
monde qui ne correspondait pas vraiment à mon tempérament volontiers enjoué, mais qu’un rien pouvait encore ébranler. En quelque sorte j'avais peur de faire mienne cette vision et de céder un peu
trop à mon penchant d'alors, de bourgeois rêveur, tenté parfois par de bien sombres idées.
Quand nous sommes-nous vus pour la dernière fois ? Il m'est impossible de m'en souvenir. La seule certitude est que Les Panneaux est le dernier livre qu'il m'ait
dédicacé, de sa petite écriture appliquée, en caractères d'imprimerie, en janvier 1979, au moment où, encore jeune homme, à 28 ans, je prenais la direction d'une entreprise de
mécanique de précision dans la région parisienne, aboutissement logique de mes études d'ingénieur à l'EPFL.
Relire aujourd’hui Les Panneaux m’a fait penser que cette fable, dans laquelle des panneaux inutiles sont
produits en grande quantité et envahissent tout, les chemins, les rues, puis les jardins, sont une sacrée charge contre une économie déconnectée des besoins, donc du marché…et contre un monde
policier où il est impératif pour l’Etat de trouver dans la population des boucs émissaires pour, à sa place, expier ses incuries.
Mon expérience de la vie avait aussi certainement entre-temps introduit des nuances que je ne pouvais
ni inclure, ni comprendre quelques décennies auparavant.
Encouragé par ces prémices, je me suis procuré ses autres ouvrages, disponibles au dépôt de la bibliothèque municipale de Lausanne, soudain impatient, ne pouvant pas
attendre de recevoir des livres qui n’étaient disponibles chez Amazon que dans un délai de plusieurs semaines. Un rapide tour effectué chez Payot, aux Yeux
fertiles et à la FNAC, m'avait vite convaincu que Jean-Claude Fontanet était désormais un écrivain suisse romand oublié par les grandes librairies de Lausanne.
Il faut pourtant qu'hommage soit rendu à cet écrivain méconnu aujourd'hui. JLK [Jean-Louis Kuffer] l'a fait le 20 juillet sur son blog de 24
Heures, Passion de lire, hommage intitulé Scribe de la douleur (ici) et reproduit (ici) sur le sien propre, Carnets de JLK, où il
parle d'une œuvre à la fois marquante et discrète. Jean Romain a d'ailleurs laissé, le 21 juillet, après la publication de cet article, ce commentaire laconique, mais
néanmoins signifiant, comme on dit de nos jours :
Intense hommage à un écrivain peu connu du grand public.
Etienne Dumont a également écrit un article sensé et élogieux sur l'écrivain genevois dans La Tribune de Genève (ici) du 20 juillet, que je ne peux que recommander à l'internaute.
Philippe de Saussure a écrit, quant à lui, un court hommage
(ici) trois jours plus tard, dans le même quotidien,
dont j'extrais la fin, à dessein :
Tous ces commentateurs se rejoignent pour dire que Jean-Claude Fontanet est un écrivain qui sait parler de la douleur comme nul autre. Cette douleur pouvant être souffrance morale ou physique, voire les deux. Sans connaître la vie de l’auteur, le lecteur se rend compte rapidement que toutes les souffrances dépeintes dans son œuvre ne sont pas le fruit d’une pure création romanesque, mais bien la transposition purgatoire de son expérience personnelle. Ce qui n’enlève rien à l’originalité du résultat obtenu par la magie de son écriture.
Tous les personnages de Jean-Claude Fontanet ont en commun de porter en eux une sorte de malédiction. Ils veulent tous sortir de leur médiocrité, mais ils n’y parviennent pas, parce que la maladie, ou parce que le train-train de leur vie ordinaire, a le dessus. Ils ont souvent de modestes ambitions, qu’ils se révèlent tout de même incapables de réaliser. Elles sont toujours déçues.
Ils ont souvent peur, moins pour eux-mêmes que pour les autres. Pourtant ils voudraient bien aimer, mais ne le peuvent pas, ou sinon follement, ou sinon en se torturant. L’héroïne de Mater Dolorosa dit :
A part mon enfant, et encore un tout petit peu mon mari, parce qu’il le mérite – parce que j’ai besoin de lui – je n’aime personne.
Elle ajoute à la fin :
Les autres ne sauront jamais quel calvaire c’est, que d’aimer…
Jean Vlade, le narrateur de L’effritement – titre significatif –, lui , se demande :
Serais-je incapable d’aimer ? (sinon la bagatelle). C’est pire que de ne pas être aimé.
Plus grave, tous ces personnages entraînent avec eux tous ceux qui se trouvent dans leur sillage. En quelque sorte tout le monde descend, malgré des tentatives répétées pour remonter la pente. Ce ratage généralisé serait insupportable s’il n’y avait pas de temps à autre des éclaircies, des points de suspension, qui permettent de reprendre souffle, de garder quelque espoir.
C’est le privilège des femmes, leur plus grand titre de gloire, leur supériorité définitive sur l’homme. La femme vit et meurt pour les autres et non pas pour soi ; attention à ne pas en abuser. En chaque circonstance, elle demeure une mère. C’est tout au long de son passage terrestre, souvent longtemps après, qu’elle enfante et qu’elle rend à la vie. La chance, peuvent se dire certains, d’être né homme. L’honneur immense d’être une femme.
De même que Jean-Claude Fontanet nous fait respirer l’air pur des montagnes que ses héros gravissent – il y a
beaucoup de grimpeurs parmi eux – de même nous fait-il partager son amour de la musique. Dans Printemps de beauté Conrad Martin a un souvenir ému de l’adagio de l’admirable concerto pour violon en sol de Mozart, associé à celui de Denisette disparue. Les musiciens : les plus grands
bienfaiteurs de l’humanité, proclame Jean-Marie dans L’espoir du monde, qui ajoute :
La véritable musique, pour moi, ne saurait être que d’essence religieuse. La musique, antidote, le seul antidote – contre la mort.
L’ombre de la mort, inséparable de la vie, est omniprésente dans les livres de Jean-Claude Fontanet. Dès son premier livre, Qui perd gagne, il écrit :
Il est si facile de naître et si difficile ensuite de mourir ; cette nasse-là aussi est en sens unique.
Par la suite la mort et la vie, la vie et la mort, parfois le suicide ou le meurtre, ne cessent de tourmenter ses personnages et de les faire s’interroger sans réponse possible :
Mais si la mort n’existait pas ? Si c’était à la vie qu’on ne pouvait pas échapper ?... (Tu es le père).
Ma vie est un désert, une interminable nuit. Je n’en finis pas de mourir. (L’effritement)
Lorsque je serai mort, enfin sera détruite cette affreuse machine à angoisse que je fus. (L’espoir du monde)
Et si la mort, pour chacun d’entre nous, c’était simplement le retour à sa mère ? (L’espoir du monde)
Chaque matin depuis quatre heures, il avait de nouveau la visite de son vieil ami le suicide. Le canon d’une arme lui souffle un petit air frais sur la tempe. (La Montagne)
Pour sauver son fils, peut-être faut-il le sacrifier ? (Mater dolorosa)
L’univers de Jean-Claude Fontanet serait définitivement lugubre s’il n’y avait pas non seulement quelques éclaircies, mais également les petits enfants que le Christ demandait à ses disciples qu’on laisse venir à Lui :
Les petits enfants : c’est vrai, c’est pur, transparent, poète. Les petits enfants, les rêves, les grands fous, ça ne triche pas. Miracle d’un bébé qui vous sourit, pense le protagoniste de L’espoir du monde.
A la fin de Printemps de beauté, Conrad évoque un autre petit enfant, une fille prénommée Denisette, comme le premier objet de ses amours adolescentes, une adorable petite fille vêtue de nippes, au visage tout souriant et barbouillé juste ce qu’il fallait ; elle serrait une poupée dans ses bras... – il est difficile de ne pas penser au chapitre des Sept couleurs, de Robert Brasillach, où les doublures du destin, de René et Florence, font leur apparition.
Avant de terminer son récit et de regretter les grandes choses qu’il aurait pu faire avec la grande Denisette, « fille laide », qui aurait mérité d’être aimée de lui avec passion, Conrad ne peut s’empêcher de souhaiter à sa petite doublure, mignon petit bout d’affaire:
Bonne chance, petite Denisette des alpages de Morgins. Meilleure chance. Puisse la vie t’être douce. Je te souhaite de rencontrer plus tard un jeune homme digne de toi.
Dans L’espoir du monde Jean-Claude Fontanet évoque avec Jean-Marie la transcendance qui pourrait tout expliquer :
Il se doutait, toutefois, que le dernier mot n’était pas l’art. Il existait une ou deux Vérités encore plus hautes ; mais celles-là, pensait-il, demeuraient toujours hors de sa portée.
Aujourd’hui, là il se trouve, Jean-Claude Fontanet, vir dolorosus, connaît enfin le dernier mot et peut enfin reposer en paix.
Francis Richard