Le paradis perdu

Par Chatperlipopette


"Ils avaient été repoussés jusqu'au bord du Pacifique, ils avaient vendu une bonne partie de l'Etat de Washington pour le prix d'une Buick Regal avec la transmission bousillée, s'ils faisaient un pas en arrière, ils disparaissaient dans l'océan. Personne n'entendrait plus parler d'eux sur cette terre qui leur apparetnait, excepté dans les musées d'ethnographie."
Une telle présentation de quatrième de couverture ne peut que receler la plus belle surprise comme la plus grande déception pour un lecteur appâté par ces phrases évocatrices des tribus enfouies dans les souvenirs d'une histoire récente aux allures de préhistoire.
Que reste-t-il à ces tribus indiennes qui n'ont pas eu la chance ni le flair des Navajos de Las Vegas, hormis les rogatons d'une histoire qui n'en finit plus de mourir? Que reste-t-il à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants, parqués dans des réserves où le sordide de l'alcool se dispute avec un misérable quotidien au cours duquel on ne peut que mourir d'ennui? Que reste-t-il à ces fières tribus une fois que le bison ou la baleine ont été chassés des grandes prairies et de l'océan, une fois que les traditions sont devenues simples légendes? Un oeil aiguisé par des générations d'habiles chasseurs, le maniement d'une arme, la capacité de concentration face à la proie que l'on a choisie? Autant de questions pouvant demeurer sans réponse claire.
Frédéric Roux suit la piste de ces interrogations en donnant vie à des personnages hauts en couleurs, plus extraordinaires et incroyables les uns que les autres, entre douceur, regrets, amertume et violence. Le lecteur approche, à pas feutrés, la danse échevelée de Percy et son frère Stud, indiens Makahs, flanqués d'un Howard, ancien du Viet-Nam, egrenant les aphorismes piochés au fil de ses lectures littéraires (le seul indien de la réserve à avoir lu des livres jusqu'au bout!!!), de Greg, un taiseux à la carrure de géant et à l'inquiétant et trouble passé, de Chris, échalas en bout de course et à la mystique réduite à néant par la maladie qui le ronge, et de toute une galerie de personnages des plus étonnants.
Que reste-t-il à ces jeunes hommes, dont l'avenir n'est que brouillard au coeur duquel ils se perdent dans cesse, lorsque les portes de la prison s'ouvrent enfin, quand l'alcool grignote leur volonté et leur apporte inerte béatitude? Un sursaut de lucidité, exprimé par les tatouages ethniques de Stud et sa conversion à l'abstinence et le dépoussiérage d'une tradition oubliée...la chasse à la baleine!
C'est ainsi que Neath Bay, près de Vancouver, ce bout du monde oublié entre océan et forêt de séquoias, va devenir le terrain d'une bataille aux allures de baroud d'honneur pour les 1500 indiens Makahs (ils étaient 40000 à la fin du 19è siècle), eux qui ont été dépossédés de leur culture, de leur mode de vie, de leur terre par le rouleau compresseur d'une histoire qui n'allait pas dans leur sens, qui ne comprenait pas l'essence d'une culture à l'écoute de la Nature; eux qui vivent dans la misère et les effluves d'alcool, à deux pas du monde dit civilisé et de la modernité.
La chasse à la baleine devient le cheval de bataille de six énergumènes bien décidés à faire valoir une autre vision du monde, malgré leur parcours chaotique voire odieux. Sont-ils tous sincères, ces six lascars? Dans une certaine mesure, oui, mais avec des bémols vite gommés devant la horde sauvage d'un genre de militants écologistes dont l'extrémisme est à la hauteur du mépris qu'ils peuvent avoir pour les cultures traditionnelles.
Frédéric Roux orchestre cette histoire en entrelaçant le tragique au burlesque le plus profond, en parsemant la quête du paradis perdu d'un humour décapant éreintant sans concession l'atavisme désespérant des tribus engluées dans un marasme identitaire et la culture blanche hégémonique et mortifère mais aussi une certaine idée de l'écologie des blancs (le colonel écolo Saul Homes est savoureusement méchant et ridicule!!)...sans compter une petite perfidie, très subtile et hélas fugace, envers un roman-(en)quêteur français sillonnant l'Amérique (je suis certaine que vous voyez de qui je veux parler) qui s'empresse de ne pas voir un pan plus que laid et inavouable de l'Amérique de nos fantasmes. Moby Dick revient hanter la baie amérindienne et son Capitaine Achab doit affronter le verbiage et non plus le cachalot. Notre Stud n'est sans doute pas Achab mais certainement un valeureux capitaine parti à la reconquête d'une estime de soi à bord d'un canoë venu du fond des âges.
"L'hiver indien" est le roman d'une quête, celle d'un paradis perdu sous le fer et le feu des vainqueurs, celle d'une culture sombrant lentement dans l'oubli, celle de marginaux qui, dans un sursaut de fierté envers leur appartenance ethnique, vont à la rencontre de leur histoire et de leur liberté noyée par l'alcool, le diabète, l'obésité et une acculturation savamment orchestrée. Comme dans "Moby Dick", la baleine et ces hommes atypiques de "L'hiver indien" sont une parabole de la liberté servie par une écriture romanesque d'une grande qualité où le farfelu, l'inattendu, voire le déjanté, viennent réduire les clichés les plus éculés à ce qu'ils sont....des reflets ternes et tristes, une fausse bonne conscience pour soulager le remords de médiocres vainqueurs.
"L'hiver indien" est un roman que l'on garde en soi longtemps: l'émotion étreint derrière le rire et accompagne de mélancolie le burlesque dansant.