Prix Page des Libraires, 2009
Editions Buchet Chastel, 2009
Marie-Hélène Lafon, professeur de lettres classiques à Paris, est l'écrivain du monde paysan en train de disparaître. En digne héritière de Pierre
Michon et de Richard Millet, elle écrit pour ceux qui ne parlent pas, pour ceux qui ne s'expriment que par le corps et le geste.
Utiliser le terme "roman du terroir" serait une erreur : il s'agit avant tout de mythifier les "gens de rien", de leur donner une dignité littéraire sans pour autant retracer comme dans le genre
du terroir la vie de dynasties familiales sur des dizaines d'années.
Marie-Hélène Lafon, tout comme par exemple Annie Ernaux, a quitté son milieu d'origine, les campagnes du Cantal, pour intégrer le milieu professoral.
Il s'agit pour elle, par son travail d'écriture, de saisir ce monde qui est en train de disparaître ; sous sa plume, les paysans deviennent les génies, les grands prêtres d'un monde révolu.
L'intrigue, minimale, est très simple, très réaliste : Paul, un paysan célibataire d'une cinquantaine d'années, vivant avec sa soeur et des deux oncles dans la ferme de Fridières, décide de
passer une annonce pour trouver femme. Arrivent à la ferme, du Nord des Mines, de l'alcoolisme et du chômage, Annette et son fils Eric, venus oublier un lourd passé.
Récit de leur rencontre et de l' immersion dans un "territoire ennemi", celui du petit village qui n'accueille pas si facilement les envahisseurs.
Ne cherchons pas un récit chronologique des faits ; il s'agit avant tout de faire le portrait de ces personnages silencieux, de creuser sous la gangue de souffrance et de solitude, de voir à
travers leurs gestes leur ressenti. Quant aux paysages, la ferme où la nuit qui englobe le village, ils sont aussi tours à tours personnifiés, ils parlent, ils caressent.
Ils s'agit avant tout de chercher leur langage, d'où un travail d'écriture extrêmement méticuleux. La phrase de Marie-Hélène Lafon est longue, sinueuse, ponctuée d'une manière délicate : les
adjectifs se succèdent sans aucune virgule, instaurant un mystérieux rythme ternaire.
Dans un entretientrès intéressant, elle parle d'une écriture du labour, d'une écriture du sillon qui creuse,
qui cherche pour rendre à parole aux taiseux, à ceux qui pensent que se dire est obscène ; il s'agit alors de retourner plusieurs couches avant de trouver le mot juste. D'ailleurs, on retrouve
constamment dans le texte le champ lexical de la terre : exhumer, le dépôt, le limon. On parle de relent, de choses nouées dans la gorge.
Un extrait extrèmement fort montre cette difficulté de parole :
"Toute son attention avait été happée, dévorée par les mots de Paul. Et par ses mains. Qui parlaient avec lui, soutenaient sa parole, la relançaient ou reposaient à plat sur la table, dans
les creux de silence, et frémissaient comme mues de l'intérieur par de sourds tressaillements qui disaient ou tentaient de dire ce que Paul taisait, ce qu'il gardait tapi sous le flot de choses
audibles. Ni Paul ni Annette n'iraient extirper ce qui restait, s'incrustait dessous. On ne gratterait pas les vieilles plaies de solitude et de peur, on n'était pas armé pour ça, pas équipé ; on
s'arrangerait autrement. Le relent de vomi froid des peines anciennes serait ravalé et renfoncé dans les gorges à coups de mots utiles qui disaient la situation présente, la décrivaient,
expliquaient....
"Il fallait lui dire quelque chose, exhumer des paroles qu'elle sentait collées, tout au fond d'elle, enkystées. Elle aurait pu pleurer, et laisser crever là le bubon des peines ancienne"
Il faut taire la souffrance ; au contraire, on peut se confier dans un autre langage à la nature, aux animaux, d'où les passages très émouvants décrivant un langage de signes entre
l'enfant et la chienne de la maison.
Au contraire, la parole peut devenir flot ininterrompu lorsqu'il s'agit de déverser son désaccord ou sa haine contre l'envahisseur ! Nicole, la grande prêtresse du domaine éructe contre la
cuisine américaine aménagée par Paul dans la grange du haut pour mener une vie décente avec Annette. Qu'à cela ne tienne, Les Gaulois (sous entendu, la nièce et les deux oncles) résisteront dans
la pièce du bas contre ce débarquement américain ! L'humour naît de ce décalage, de ce cri, de cette peur de disparaître.
Dans une langue brillante, très souvent patinée par les âges (emploi de mots élégants surgis du passé, Marie-Hélène Lafon fait ce ses personnages des héros quasi mythologiques. Les deux oncles ne
sont pas sans rappeler les vieillards de La vie moderne de Depardon. Un récit empli de dignité, tout en délicatesse, ce qui n'empêche pas des touches d'humour.
Du grand art.