Internet 40, Séguéla 0

Publié le 03 novembre 2009 par Savatier

Internet vient de fêter ses 40 ans, ce qui ne signifie pas qu’il ait atteint sa maturité, loin de là, car ce moyen de communication, en perpétuelle croissance, en constante mutation, n’a pas fini de nous étonner. Conçu au départ à des fins scientifiques et militaires sous l’égide des universités de Californie (UCLA) et Stanford ainsi que de l’Agence pour les projets avancés de défense des Etats-Unis (DARPA), nommé d’abord ARPANET (acronyme de « Advanced Research Projects Agency Network »), ce système embryonnaire de transmission de données devint de facto Internet au début des années 1970. Dans l’esprit de ses concepteurs, ce réseau informatique fut, très tôt, pensé comme le moyen d’échanger des informations à l’échelle du globe. Il faudra toutefois attendre 1989 pour qu’apparaisse, grâce au CERN, le protocole http, puis 1991 pour que soit créé le World Wide Web. L’aventure du Net pouvait commencer.

Cette technologie a révolutionné la communication entre les habitants de la planète, c’est un lieu commun de le dire. Les possibilités offertes sont immenses, particulièrement dans le domaine culturel. Avoir accès, souvent gratuitement à d’innombrables sources de connaissance, à des bibliothèques en ligne et à leurs catalogues, à des documents digitalisés, à des études facilite déjà – et facilitera de plus en plus – l’acquisition du savoir, tant pour le chercheur que pour le simple citoyen. A titre d’exemple, je crois pouvoir avancer que, dans les recherches que je mène pour l’écriture de mes livres (des essais biographiques ou d’histoire de l’art), une grande partie des travaux préparatoires et environ 60% des sources d’information dont je peux avoir besoin dépendent directement de la toile. Pouvoir travailler de son bureau, communiquer en temps réel avec des spécialistes situés partout en France, dans des pays étrangers, voire sur un autre continent, avec pour seule limite le décalage horaire, disposer de bases de données d’œuvres d’art, etc. représente un gain de temps considérable et limite d’autant des déplacements coûteux et, parfois, inutiles. Ce qui reste de travail de documentation, c’est-à-dire principalement les recherches en bibliothèque ou sur site, n’en est que mieux ciblé, plus efficace. Les moteurs de recherche actuels ainsi que les métamoteurs permettent en outre d’identifier des sources dont on ne soupçonnait pas nécessairement l’existence.

Naturellement, cet accès à l’information pose problème. C’est celui de la masse de données disponible, car nous vivons aujourd’hui un paradoxe évident : ce n’est pas la rareté de l’information qui limite les recherches, mais bien son abondance ; ce qu’exprime la loi dite de Malthus : l’offre mondiale d’information, exponentielle, confrontée à une demande qui n’augmente que linéairement, induit que le pourcentage d’information produite réellement utilisé tend vers 0. Il en résulte, comme le dit Herbert Simon, qu’une « abondance d’information crée une pauvreté de l’attention » ; il en résulte aussi que, sans procéder à un filtrage très rigoureux et à des recoupements systématiques, l’information risque d’être de faible valeur (comme l’exprime la loi de Gresham), quand elle ne se révèlera pas simplement inexacte. En effet, erreurs involontaires, légèreté ou tentatives délibérées de désinformation foisonnent sur la toile. De plus, la détestable habitude du « copier/coller » permet une dissémination facile de données erronées d’un site à l’autre, qui se présentent comme autant de pièges auxquels on ne peut échapper que par le développement d’un sens critique permanent et d’une constante vigilance. Pour autant, si l’on doit prendre clairement conscience des dangers qui peuvent guetter l’internaute imprudent, il n’en reste pas moins que le Net s’offre à nous comme un outil d’acquisition et de partage de la connaissance dont il n’existe ni de précédent, ni d’équivalent.

Des voix, toutefois, s’élèvent, qui ne seraient pas mécontentes de voir Internet disparaître ou, à tout le moins, devenir tellement encadré qu’il perdrait une grande partie de son rôle, en tant qu’espace de liberté d’expression et de partage. Etrangement, les mêmes, qui glorifient la toile comme medium de résistance et de démocratie lorsqu’il s’agit de la Chine ou de l’Iran (dont les gouvernements tentent, on le sait, de mettre en place une censure féroce), en appellent à une stricte réglementation en France, comme s’il existait à leurs yeux deux Internets distincts, le nôtre étant systématiquement diabolisé. Il ne peut pourtant pas y avoir deux poids, deux mesures, à moins de vouloir entretenir cette fiction pour des motivations douteuses. D’ailleurs, vouloir censurer Internet relève à bien des égards de l’utopie. Dans la Chine d’aujourd’hui, les internautes qui souhaitent se rendre sur les multiples sites bloqués par des autorités pourtant pugnaces se procurent des logiciels qui permettent de détourner les barrières sans grande difficulté. Et, ne nous berçons pas d’illusions, la loi Hadopi, moins mise en place pour protéger le droit d’auteur que pour préserver les Majors et suppléer leur manque chronique d’imagination en matière d’offre légale abordable, sera contournée tôt ou tard de la même manière, surtout par ceux qui font profession du piratage. La meilleure preuve en est qu’aucune disposition de cette loi ne concerne le livre numérique, comme si le monde des paillettes et de la bluette était le seul à pouvoir se prévaloir du vocable de « création », comme s’il y avait un droit d’auteur à géométrie variable, celui du livre pouvant être négligé.

Il est clair qu’Internet fait peur à certains et ceux qui brandissent, sous couvert de bons sentiments, divers épouvantails, dissimulent parfois des intérêts corporatistes plus ou moins suspects. Pour Alain Finkielkraut, Internet serait un lieu d’anarchie, une zone de non-droit, « une poubelle », comme il l’a récemment confié pendant l’émission Arrêt sur image. On reste toutefois stupéfié de constater la méconnaissance qu’un intellectuel de son envergure a du médium qu’il prétend critiquer. Le philosophe l’avoue lui-même, il surfe peu ; de plus, dans l’entretien ci-dessus mentionné, il semblait croire que certaines vidéos qui connaissent un large succès de diffusion sur le Net (notamment la célèbre invective lancée par le Président au Salon de l’Agriculture) avaient été « volées » par des particuliers utilisant leurs téléphones portables, alors qu’il s’agissait d’une séquence filmée par un journaliste du Parisien ; il ignorait, de plus, qu’il était possible, par demande amiable ou par voie de justice, d’obtenir le retrait d’un document soumis à droit ou litigieux. Cette attitude inquiète plus qu’elle ne rassure, car elle pose sur la toile, de manière strictement émotionnelle, une suspicion de principe, sans qu’il soit procédé à un examen rationnel et sérieux de la réalité.

Faut-il interpréter l’hostilité au Net de certains intellectuels médiatisés (Finkielkraut n’est pas le seul) comme la crainte d’une perte de leur statut, voire du magister qu’ils pensent, à tort ou à raison, exercer sur le public ? La question mérite d’être posée. Sans doute les média traditionnels offrent-ils à ces intellectuels une tribune plus confortable. Une fois leur message délivré, la place laissée à la contradiction devient quasi inexistante, tout comme celle de la réfutation ou de la contestation. Le lecteur ou l’auditeur en est réduit à une source unique qui exclut toute discussion. Voir une thèse remise en question, un raisonnement fallacieux épinglé, une tartufferie soulignée ou une construction intellectuelle dénoncée, preuve à l’appui, comme imposture ne fait jamais plaisir. Mais tout cela participe à un débat salutaire, enrichissant.

Dans l’univers des opposants à Internet, la palme de l’hypocrisie ne revient toutefois pas à un intellectuel, mais probablement à Jacques Séguéla, l’incontournable publicitaire hâlé de frais, toujours prompt à livrer son point de vue sur le premier sujet qui passe à sa portée. Croyant, sur le plateau de Laurent Ruquier il y a quelques jours, prendre la défense d’un Julien Dray visiblement mal à l’aise à l’écoute de son propos, il déclarait :

« Il y a un cancer de cette société, dont il [Julien Dray] est victime, […] qui s’appelle l’intox. Et qui est dû à quoi ? Qui est dû au Net. Le Net est la plus grande saloperie qu’aient jamais inventée les hommes. C’est Dieu vivant ! Parce que le Net permet à tous les hommes de communiquer avec les autres hommes. En quelques secondes, le Net peut détruire une réputation. »

Qu’un homme de communication soit parvenu au point de condamner le Net en tant qu’outil permettant « à tous les hommes de communiquer avec les autres hommes », voilà qui est singulier. La presse traditionnelle peut d’ailleurs tout autant détruire une réputation, l’affaire d’Outreau en offre l’exemple. Mais il faut le comprendre : en sortant du cadre institutionnel et en permettant à chaque consommateur d’établir des comparatifs de produits, la toile brouille les cartes du jeu publicitaire, elle est donc incontrôlable, incompatible avec un exercice paisible de son métier. De plus, Internet permet de relayer à l’infini des extraits télévisés plutôt gênants, comme celui où Séguéla prédisait à coup sûr la victoire de Ségolène Royal à l’élection présidentielle avant de se rallier à son adversaire entre les deux tours (flairer l’air du temps est, chez lui, une seconde nature) ou cet autre, dans lequel il déclarait, tout en finesse : « Comment peut-on reprocher à un président d’avoir une Rolex ? Une Rolex… Enfin, tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! » Le Général de Gaulle ne portait au bras qu’une montre Lip… Et quelle vie ratée, en effet !

Cela dit, le publicitaire a raison, certains sites, il faut l’admettre, sont d’un goût fort douteux. Ainsi, celui mis en ligne par la chaîne de télévision 13ème Rue et baptisé jetueunami.com. Le principe du service proposé («Maintenant, on peut tuer par Internet») est simple : il suffit de déposer sur le site la photo d’un « ami », de choisir un tueur professionnel parmi ceux présentés et ledit site enverra par courriel à la cible la vidéo de son exécution, une balle en pleine tête, par exemple. Est-ce là l’une des « grandes saloperies » dénoncées par celui qui s’est présenté à Eric Zemmour et Eric Naulleau comme l’inventeur de la pub (Marcel Bleustein-Blanchet, qui fonda Publicis huit ans avant la naissance de Séguéla dut se retourner dans sa tombe) ? On peut en douter ; en effet, la page « crédits » du site en question précise : « ce site a été conçu et réalisé par BETC EURO RSCG », une agence spécialisée dans la publicité sur Internet qui appartient à l’agence Havas dont le vice-président n’est autre que… Jacques Séguéla ! Il est dommage que Pierre Desproges ne soit plus avec nous pour commenter une telle actualité, lui qui avait lancé, à l’époque du Tribunal des flagrants délires : « Jacques Séguéla est-il un con ? De deux choses l’une : ou bien Jacques Séguéla est un con, et ça m’étonnerait quand même un peu ; ou bien Jacques Séguéla n’est pas un con, et ça m’étonnerait quand même beaucoup ! »

Plus sérieusement, Internet peut-il, en quelques secondes, détruire une réputation : sans aucun doute, on doit, hélas, répondre par l’affirmative. Car la toile n’est, finalement, que le reflet de la population, avec ses excès, ses effets de foule irrationnels, ses bouc-émissaires, son hurlement de meute jusqu’à l’intolérable (voir à ce sujet le roman Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé), ses messages délivrés parfois avec outrance ou une totale absence de nuances. Internet n’est donc qu’un immense café du Commerce, lieu de rencontre de toutes les rumeurs, les plus invraisemblables et les plus imbéciles étant assurées de remporter le meilleur succès. Devrait-on, pour éviter celles-ci, fermer tous les cafés du Commerce de France ? Ce serait aussi inutile qu’illusoire. Les armes les plus efficaces contre la rumeur restent encore la réflexion, la recherche d’information et l’esprit critique. D’ailleurs, la calomnie n’a pas attendu Internet, et encore moins Jacques Séguéla, pour produire ses ravages. Beaumarchais la décrivait déjà – et avec un tout autre talent d’expression – dans le dialogue de Bartholo et de Bazile du Barbier de Séville :

« La calomnie, Monsieur ? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens prêts d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse ! … D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? »

Illustrations : “@” - Ordinateur d’ancienne génération - Botticelli, La Calomnie d’Apelle, musée des Offices - Beaumarchais, gravure.