Un journaliste et un directeur de publication, condamnés pour actes de diffamation, se sont pourvus devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) en invoquant le non-respect de l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme relatif à la liberté d’expression.
Cette procédure trouve son origine dans la publication d’un article, en novembre 2000, intitulé « Caisse d’épargne de Saint Etienne : un député dans le collimateur de la Justice ». Cet article laissait entendre qu’un député C. était impliqué dans la gestion d’un établissement de la Caisse d’épargne.
Se jugeant offensé, le député C. porta plainte contre le journal pour « diffamation publique et complicité de diffamation publique envers un parlementaire ou, à défaut, un particulier ». Le directeur de publication et le journaliste auteur furent ainsi condamnés le 21 mai 2002 par le Tribunal de Grande Instance de Saint Etienne pour diffamation « envers un particulier » mais relaxés le 2 octobre 2002 par la Cour d’appel de Lyon au motif que la plainte était imprécise.
L’affaire n’en resta pas là. Le député C. se pourvut en cassation et réussit le 30 septembre 2003 à faire annuler l’arrêt d’appel au motif que le réquisitoire introductif d’instance palliait à la carence de la plainte. L’affaire fut alors renvoyée devant une Cour d’appel de Dijon qui retint le 5 août 2004 la diffamation et rejeta l’exception de bonne foi invoquée par la défense. En effet, elle jugea :
- d’une part, sur la diffamation, que « les allégations et propos rapportés par l’auteur portaient à l’évidence atteinte à l’honneur et à la considération de la partie civile puisqu’ils tendaient à démontrer que cette dernière était à l’origine de faits répréhensibles ou délictueux commis dans son intérêt personnel ou celui de ses proches au préjudice d’un établissement financier et, d’autre part, que l’ensemble de ces allégations étaient fausses et mensongères »
- d’autre part, sur la bonne foi des requérants, que « la présentation de l’article, intitulé en page de couverture de la revue “[C.] dans le collimateur de la justice”, que le ton général de cet article, qui tendait à présenter la partie civile comme bénéficiaire de pratiques délictueuses, que les termes même employés notamment dans les expressions entre guillemets ou imprimées dans un graphisme plus lisible, telles “700 000 F de frais l’année dernière”, “surfacturation”, “ça va être saignant”, manquaient à l’évidence de prudence et de mesure dans l’expression ».
Un nouveau pourvoi en cassation fut formé et les requérants invoquèrent le droit à la liberté d’expression mais la Haute Juridiction estima que la Cour d’appel n’avait pas méconnu les dispositions de la Convention européenne.
C’est dans ce contexte que le directeur de publication et le journaliste saisirent la Cour Européenne des Droits de l’Homme afin de contester leur condamnation qu’ils estimaient contraire la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droit de l’Homme et des libertés fondamentales.
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. (art.10 CESDH)
Plusieurs arguments étaient allégués :
1. D’une part, les requérants contestaient la qualification de « diffamation envers un particulier » retenue par les juridictions internes puisque l’article litigieux, qui mettait en cause la probité d’une personnalité publique influente de par son implication dans la vie politique locale et ses fonctions électives, relevait d’un débat d’intérêt général.
2. D’autre part, ils estimaient que le refus d’admettre leur bonne foi était injustifiée eu égard à l’article 10 qui permet le recours à une certaine dose d’exagération, voire de provocation. En l’espèce, ils avaient demandé, dès l’ouverture de la procédure ouverte à leur encontre, à ce que le rapport à l’origine de l’article soit produit. Or, toutes leurs demandes avaient été rejetées, ce qui, selon eux, les avait empêchés de faire valoir leur bonne foi dans la publication de l’article. En outre, le ton général de l’article n’avait selon eux pas excédé les limites de leur liberté d’expression, notamment dans la mesure où ils avaient utilisé des guillemets pour citer les passages du rapport.
3. Ensuite, concernant la base factuelle à l’origine de la publication, les requérants soutenaient que le rapport de la caisse d’épargne était un rapport « officiel » et que les informations qu’il contenait étaient objectives et suffisantes pour permettre la publication de l’article.
4. Enfin, ils alléguaient que leur condamnation n’était pas nécessaire au sens de l’article 10 § 2 de la Convention dans la mesure où celle-ci serait manifestement disproportionnée eu égard au contenu de l’article.
La CEDH n’a pas remis en cause la qualification de diffamation envers un particulier en estimant qu’elle n’avait pas à substituer son appréciation à celle des juridictions du droit interne et admet que l’ingérence en cause poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence celle de C.
Toutefois, pour déterminer si la condamnation était une ingérence « nécessaire » dans une société démocratique, la Cour a pris en compte la qualité de C. À cet égard, elle considère que le mandat politique de C était étroitement associé à son rôle de dirigeant de la caisse d’épargne et estime donc qu’il était visé par les requérants en tant qu’homme politique et pas seulement en tant que dirigeant de la banque. Or, la Cour rappelle que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : il s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes et doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance ».
Par ailleurs, bien qu’il soit reconnu que dans leur article les requérants n’ont pas fait preuve d’une animosité personnelle à l’encontre de C, la Cour rappelle qu’exiger « de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers ne se concilie pas avec le rôle des médias d’informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné ».
A l’inverse des juridictions nationales, la Cour estime également que les requérants ont fait preuve d’une certaine prudence dans l’expression en publiant des extraits du rapport accompagnés de commentaires objectifs et en recueillant les observations de C. quant aux accusations dirigées contre lui.
De plus, concernant la base factuelle à l’origine de l’article, elle relève qu’il s’agissait de deux rapports, l’un émanant de la commission bancaire de la Banque de France, l’autre d’une enquête « interne » de la caisse d’épargne. Or, si ces deux rapports étaient confidentiels, « ils pouvaient néanmoins être considérés comme crédibles pour ce qui est des allégations litigieuses. »
Enfin, elle considère que le montant de ces dommages et intérêts, même réduit, reste important au regard des faits pour lesquels les requérants ont été condamnés, « s’agissant en l’espèce d’un média d’envergure locale ».
En conclusion, la Cour de Strasbourg juge la condamnation des requérants contraire à l’article 10 de la CESDH au motif qu’elle :
« ne représentait pas, compte tenu d’une part de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d’expression, d’autre part, de la marge d’appréciation réduite s’agissant d’informations d’intérêt général, et enfin du fait que la critique visait en l’espèce les agissements d’un homme investi d’un mandat public, un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé. 1. À la lumière de l’ensemble des circonstances particulières de l’espèce, la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, pour protéger la réputation et les droits de C. 2.Partant, il y a eu violation de cette disposition. »
Références :
- Arrêt CEDH du 8 octobre 2009, Brunet-Lecomte et Tanant c/ France, n°12662/06 – voir le document
- Arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 2005 – voir le document