On nous l’avait annoncé dès la campagne: une fois Sarkozy élu, il s’agirait de changer d’attitude et d’aimer la Patrie ! Marseillaise à la bouche, t-shirt de foot sur le dos et litron au poing, on serait fier d’être français!
Tout le monde est donc très très fier. Mais comme nous le remarquions il y a peu, la fierté devient rapidement un peu imbécile quand elle porte non sur un acte, une production, une réussite, mais sur un état de fait. Fier d’être quelque chose, voilà qui revient peu ou prou à être… content de soi, à roter d’aise en jouissant de sa propre satisfaction en bon bourgeois flaubertien.
Bref, qu’à cela ne tienne, la France est fière, et les Français avec elle. Fière d’être elle-même, fiers d’être ce qu’ils sont. Mais comme cette France sarkozyste se pique de philosophie, et que Notre Président se trimballe actuellement avec des livres sous le bras pour faire croire qu’il connait ses classiques, il ne s’agit plus d’être bêtement fiers, mais de l’être de manière réflexive. Fiers, d’accord, mais maintenant, il va falloir comprendre de quoi!
Eric Besson, ancien pourfendeur des dérives identitaires du sarkozysme, s’est donc mis à l’œuvre depuis son ministère des expulsions et du rejet de l’autre. Et a accouché du projet dont notre fier pays, néanmoins en perte de repères, avait de toute urgence besoin: l’organisation d’une grande réflexion nationale sur l’identité française! Après avoir batifolé dans la fierté, les Français vont devoir se creuser la tête pour expliquer, chacun dans son dialecte, ce qui les rend si fiers d’eux-mêmes!
Merveille de la démocratie! Nicolas Sarkozy fait confiance au peuple pour s’autodéfinir! Quelques rudiments de philo, quelques heures de Jean-Pierre Pornaud, quelques articles du Parisien et hop, des milliers de Bergson à Kronenbourg vont nous expliquer la France! C’est simple comme un catéchisme républicain de 1873, galvanisant comme un discours de Doriot, historique comme un communiqué de généraux putschistes!
Ainsi, les préfectures vont ouvrir leur porte et inviter la nation à s’exprimer:
«Ce débat sera décliné dans chacune des 100 préfectures de département et des 350 sous-préfectures d’arrondissement, où les réunions seront animées par le corps préfectoral et les parlementaires nationaux et européens. Ces réunions associeront l’ensemble des forces vives de la Nation: mouvements associatifs, enseignants, élèves et parents d’élèves de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, organisations syndicales, représentants des chefs d’entreprise, élus locaux, représentants des anciens combattants et des associations patriotiques.»
Mais attention, pas d’erreur, il ne s’agit pas de faire de l’histoire ou de porter un regard informé sur les concepts de peuple, de nation, de république ou d’identité. Non, il s’agira, nous dit Besson, de célébrer:
Il faut réaffirmer les valeurs de l’identité nationale et la fierté d’être français
Ah, donc on ne réfléchit plus, on se contente une fois encore d’être fier. On doit comprendre:
la nature du lien qui fait que nous sommes français et que nous devons être fiers.
Retour à la case départ… Et c’est ainsi que l’on fait croire à une réflexion et à une introspection simplement pour “réaffirmer” un corps de doctrine que les puissants n’utilisent qu’à leur profit. Ainsi qu’une bande d’incultes et de névrosés va tenir la main du pays pour lui faire écrire son “identité”. Ainsi qu’on agite les vieilles passions identitaires pour gratter quelques voix au moment où les électeurs frontistes commencent à trouver que Sarkozy n’est finalement pas le Charles Martel à pistolet laser qu’ils attendaient. Dans cette vaste réflexion nationale, on rêverait de pédagogues animés d’intentions moins sordides…
Oublions un instant les déclarations de M. Besson et supposons, par une suspension habile de l’incrédulité, que le projet visant à “définir l’identité nationale” soit autre chose qu’une simple affirmation nationaliste et une manœuvre électoraliste de bas étage. Prenons pour hypothèse que M. Besson dit l’entière vérité, et qu’il veut vraiment faire appel aux Français pour vraiment définir la vraie identité de la vraie France. Qu’y gagne-t-on?
Simplement une dose d’abjection supplémentaire. Car si l’on y réfléchit bien, que peut bien signifier “définir l’identité nationale”?
Définir revient à distinguer, séparer, opposer. On définit un objet ou une notion en l’opposant à ses contraires: l’identité nationale s’opposera donc à l’identité non-nationale. L’identité étrangère… Eh oui, dire l’identité nationale implique nécessairement de dire ce qui s’oppose à elle. Quelles que soient les arguties de monsieur Besson, définir “notre” identité impliquera de caractériser (et pourquoi pas de condamner) ce qui n’en fait pas partie. À l’identité nationale 100% sans OGM s’opposeront des comportements, des valeurs, des faits qui en seront plus ou moins éloignés. parce qu’ils auront été contaminés par l’autre. Et il y aura bientôt des degrés dans la conformité à l’identité: on pourra s’en rapprocher ou s’en éloigner. Et, par la suite, des modèles d’identité, comme on a autrefois créé des “modèles d’intégration”…
Mais pourquoi donc, me direz-vous, pourquoi donc s’acharner ainsi et vouloir interdire aux braves gens de réfléchir sur ce qu’ils sont, et de définir leur “identité”?
D’abord parce que la démarche est grotesque. Les Français n’appartiennent pas une jeune démocratie, pour avoir ainsi besoin d’écrire dans le marbre ce qui les rassemble. Nous ne sommes plus sous la troisième république, quoi qu’en pense Guaino, et s’imaginer résumer une identité par quatre slogans, une louche de laïcité et une cuillère de diversité ne va pas nous mener bien loin.
Et puis surtout parce qu’elle est dangereuse et symptomatique de la complète déliquescence mentale que subit ce pays sous le joug sarkozyen. Réfléchir à ce qu’on est, est-ce vraiment là une activité qui doit être menée sous la houlette d’un ministère dédié à l’expulsion des étrangers? Quand un État organise la réflexion sur l’identité du corps social, c’est tout simplement qu’il s’efforce de priver les citoyens du droit de définir eux-mêmes les termes et les conditions du débat: dehors les historiens, dehors les sociologues, dehors tout cette racaille gauchiste - et souvent métissée. Pourquoi vous encombrer de ce qu’écrivent ces monstres élitistes qui n’aiment pas Notre Président, hein? Allons, allons, laissez donc le gouvernement penser à votre place!
Après avoir bouffé la justice, piétiné les médias, mis la main sur les réseaux industriels, Nicolas Sarkozy se lance à présent dans l’annexion complète de l’espace intellectuel du pays à l’Elysée.
Le champ intellectuel a mis dix siècles à conquérir son autonomie en Europe. Notre Président s’est donné un quinquennat pour le faire rentrer dans le rang.