A voir le nombre de commentaires qu’elle a suscités sur le Net, la vie sexuelle des Arabes, en particulier en Arabie saoudite, est un sujet qui passionne ! Rappel pour ceux qui n’ont pas suivi cette affaire : en juillet dernier, un Saoudien a eu la malheureuse idée de faire état de ses aventures galantes dans le cadre de « Ligne rouge » (الخط الأحمر), une émission tapageuse – et à succès – de la chaîne libanaise LBC (contrôlée par le milliardaire saoudien Al-Waleed Ibn Talal).
Les sanctions n’ont pas traîné : fermeture des bureaux de la chaîne en août, 5 années de prison et 1000 coups de fouet pour le « Casanova saoudien » et, pour faire bonne mesure, condamnation en octobre d’une journaliste locale, Rosana Al-Yami, à 60 coups de fouet pour sa collaboration à la préparation de l’émission (elle a bénéficié, juste après, d’une grâce royale).
Une attitude d’autant plus scandaleuse à ses yeux que le même gouvernement a été accusé – à tort semble-t-il si l’on en croit cette info en arabe sur le site d’Al-Jazeera – d’avoir contraint les très célèbres Tuyûr al-janna ( طيور الجنة : Les oiseaux du paradis) à mettre un terme plus rapide que prévu à leur tournée estivale en Egypte. (Pour être tout à fait complet il faut rappeler que cette chorale religieuse, qui connaît un énorme succès et qui a tout de même son propre canal satellitaire, a également connu quelques problèmes à la même époque en Arabie saoudite, mais à cause de la police des mœurs locale qui n’apprécie pas du tout cette interprétation musicale trop « moderne » de l’islam : article en arabe sur IslamOnline).
Si une partie du public masculin, selon la presse, a exprimé avec beaucoup de vigueur toute sa ferveur pour la créatrice de Bouss al-wawa, dans les journaux proches de l’opposition religieuse, tel Al-Tajdid ( التجديد : Le Renouveau), on s’en est pris violemment à l’image donnée par la principale représentante de la Méditerranée arabe pour ce concert en hommage à la tolérance.
Certains éditorialistes (voir cet article en arabe sur IslamOnline) ont ironisé à propos de cette tolérance qui consiste à exhiber sur scène un Sud tel que le veut le Nord, à savoir déshabillé et dépouillé de toute dignité (هيفاء كشفت عن الوجه “الذي يُريد البعض أن يظهر به شعوب جنوب المتوسط أمام شماله، شعوب عارية، نزعت عنها ثيابها، وتخلت عن كرامتها، كل ذلك يتم باسم ‘التسامح’ المفترى عليه). Et tout cela alors que l’humoriste français Dieudonné était empêché de se produire à Casablanca…
Rien de bien neuf malgré tout dans ces querelles entre les différentes formes de pouvoir et leurs oppositions, où tout est réglé d’avance dans les moindres détails (jusqu’à la petite robe de Haïfa qui avait déjà défrayé la chronique : voir ce précédent billet). Néanmoins, une telle présence des « choses du sexe » dans l’actualité récente, avec tous les enjeux de société qui les entourent, offre une bonne introduction à un autre échange, plus inédit, sur l’importance qu’il convient d’accorder à de tels événements, et sur le sens que l’on peut leur donner.
Auteur de plusieurs livres sur le monde arabe et à la tête d’un blog qui regorge d’informations utiles, Brian Whitaker est aussi responsable de la section Moyen-Orient du Guardian où il participe à une très intéressante tribune collective, intitulée Comment is free. Dans un billet récent, il y a proposé quelques commentaires sur la question du changement dans le monde arabe.
Sous le titre Arab Winds of Change, il développe – en quelques lignes – une idée qui sera familière aux lecteurs de ces chroniques, à savoir que les véritables changements dans cette région du monde seront la conséquence, moins de nouveaux équilibrages politiques que de transformations sociétales liées au poids de la jeunesse et à l’expression de ses désirs, dans tous les domaines. Je le cite : « If asked where change is likely to come from in the Arab countries, I would not put much faith in “reformist” politicians and opposition parties – they’re mostly no-hopers – but I would definitely put feminists, gay men, lesbians and bloggers very high on my list. »
Pour compléter sa démonstration, Whitaker explique que si l’oppression politique arabe existe, il ne faudrait pas négliger le rôle que les acteurs sociaux eux-mêmes, notamment au sein de la famille et dans le système éducatif, jouent dans la mise en place de ce régime d’oppression, dans sa perpétuation : « In these highly stratified societies, people are discriminated for and against largely according to accidents of birth: by gender, by family, by tribe, by sect. Women, as the largest disadvantaged group, can play a major role in overcoming this and helping smaller disadvantaged groups to do the same. Once the equality principle is accepted for women it becomes easier to apply it to others. Contrary to popular opinion, most human rights abuses in the Arab countries are perpetrated by society rather than regimes. Yes, ordinary people are oppressed by their rulers, but they are also participants themselves in a system of oppression that includes systematic denial of rights on a grand scale. »
Un point de vue qui a déclenché la fureur de As’ad Abu Khalil, universitaire américain qui intervient lui aussi sur le Net, à l’occasion de chroniques souvent très intéressantes sur son blog dont le titre est tout un programme : Angry Arab. Je vous laisse découvrir son point de vue, très énergiquement exprimé comme toujours chez lui ! En gros, il s’étrangle de rage en découvrant une explication qui lui semble passer sous silence toute l’oppression, bien réelle, exercée par les pouvoirs politiques – à commencer occidentaux – à l’encontre des citoyens arabes. (La réponse de Brian Whitaker mérite également d’être lue à mon sens.)
Du côté CPA, on se réjouit en tout cas de voir autant d’attention accordée à ces « révolutions minuscules » que l’on s’efforce de chroniquer chaque semaine, parce que toutes ces manifestations que porte et exprime la culture arabe actuelle (au sens large du terme) révèlent, au quotidien, les vrais enjeux politiques de la région. D’ailleurs, As’ad Abu Khalil ne doit pas être très loin de le croire, lui qui a choisi de sous-titrer son blog : A source on politics, war, the Middle East, poetry, and art !