« Le travail c’est la santé » chantait Henri Salvador. « rien faire c’est la conserver » : l’actualité tendrait à faire penser que nous sommes plus proches de cette seconde affirmation. Les vagues de suicide ont mis en évidence, au-delà d’une « mode », les difficultés et désespoirs quotidiens de salariés du secteur public et privé. Le Gouvernement semble prendre la mesure de ce phénomène avec l’annonce d’un « plan d’action d’urgence » pour lutter contre le stress au travail et la remise d’un rapport visant à mette en place des indicateurs des risques sur la santé mental. Nous reviendrons ultérieurement sur ce rapport.
Comment en est-on arrivé là et où en est-on aujourd’hui ?
Au XIXème siècle Marx se détache de l’idéalisme hégelien en mettant en avant le « matérialisme social » qui permet à l’Homme de se réaliser, c’est à dire lui construit son identité à travers ses relations sociales, notamment ses relations familiales et professionnelles. Dans cette vision, l’Homme se définit à travers ses rapports sociaux eux-mêmes déterminés en partie par la structuration du rapport productif. Ainsi, dans la Misère de la philosophie, Marx décrit ce constat : « En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. ».
La structuration du mode de production de l’époque, restons ici sur le secteur secondaire, impliquait ses propres difficultés, souvent physiques dues à la forte pénibilité du travail, ou intellectuelles, en raison de la nature des tâches effectuées à la chaîne.
Le secteur tertiaire désormais dominant, s’éloigne en partie de ce type de contraintes. Il structure à sa façon les relations sociales au sein de l’entreprise et engendre à son tour des difficultés inhérentes à cette structuration. L’intensification du travail, les nouveaux modes de management, le contact avec le public et le déclin des structures collectives de travail constituent désormais autant de difficultés et ont engendré de nouveaux risques professionnels. Ces risques sont généralement qualifiés de « psychosociaux » et renvoient la plupart du temps à des situations de stress ou de harcèlement moral sur son lieu de travail.
Le travail au XXème siècle : générateur de troubles psychologiques et physiques
Ces risques psychosociaux peuvent entrainer un certain nombre de troubles mentaux, au premier rang desquels l’anxiété et la dépression.
Ces deux troubles ont un poids considérable en France en termes de morbidité. Rappelons qu’en France, le suicide, fortement lié à la dépression, représentait en 2004 la 1ère cause de mortalité pour les hommes et les femmes âgés de 25 à 44 ans, la 4ème pour les hommes de 45 à 64 ans et la 3ème pour les femmes du même âge. En 2006, 3.8% des 16 – 39 ans, déclaraient une dépression et dans 8,7 % des cas des troubles anxieux1.
Ces troubles psychosociaux exercent également une influence réelle sur la santé physique, notamment sur les maladies cardiovasculaires et les troubles musculo-squelettiques. Les études les plus abouties sur le sujet ont mis en évidence la possibilité d’accroissement du risque de ces pathologies pouvant atteindre 50 % à 100 % en cas d’exposition aux facteurs psychosociaux au travail.
Les salariés en sont d’ailleurs conscients : plus de trois Français sur quatre considèrent que le travail contribue à la dégradation de leur santé((étude TNS-Sofres pour l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail réalisée en Europe en mai 2009)). Ce chiffre donne d’emblée la mesure du phénomène. 27% estiment même qu’il contribue « beaucoup » à cette dégradation. Les femmes (82% contre 75% des hommes) et les 35-54 ans (83%) sont les premiers à exprimer ce sentiment.
Si la France se situe sur une moyenne encore assez élevée (79% contre 75% en moyenne dans les 27 pays pris en compte), il est toujours possible de se rassurer avec la Lituanie où 91% de nos amis lituaniens estiment que l’emploi contribue à dégrader la santé. A l’inverse, travailler à Malte ou en Hongrie semble plus doux avec « seulement » six personnes sur dix partageant ce point de vue. Dans notre beau pays, outre le sentiment de souffrance, l’optimisme n’est pas de rigueur puisque près de trois Français sur quatre (72%) estiment que les conditions de santé et de sécurité au travail risquent de se dégrader en raison de la crise économique. Notre pays arrive d’ailleurs en 8ème position des nations les plus pessimistes sur les 27 prises en compte. Seul ilot dans cet océan de stress, 57% des Européens interrogés (et un Français sur deux) déclarent que les conditions de travail se sont « plutôt » ou « beaucoup » améliorées, contre 32% (37% en France) qui pensent le contraire.
Cette amélioration n’empêche pourtant pas les deux tiers des Français de considérer qu’ils sont plus stressés et 27% qu’il y a plus de maladies professionnelles2.
« Aime ta boite » : et puis quoi encore ?
Que font les entreprises ? Face à ce constat, les entreprises et le management sont régulièrement mis en cause, tout comme la sincérité de la part des employeurs pour réellement améliorer cette situation. Ainsi 69% des Français pensent que leur entreprise agit peu ou pas du tout pour réduire le stress de leurs salariés((Troisième édition de l’Observatoire des perceptions et attentes des Français quant aux risques encourus dans la vie quotidienne)). De même, 45% estiment que leur patron ne fait pas grand chose pour prévenir les risques de maladies professionnelles.
Ajouté à cela un sentiment de perte de pouvoir d’achat, le gel des salaires annoncés pour une bonne partie de 2010 et quelques scandales bien sentis de rémunérations de dirigeants, il en faudra beaucoup pour que la cote d’amour des Français envers leur boite n’atteigne à nouveau des sommets.
L’enquête de TNS Sofres avec l’Observatoire International des salariés montre d’ailleurs dans quelles mesures le lien affectif à l’entreprise s’est érodé et les sentiments négatifs vis-à-vis de son entreprise l’emportent désormais sur les sentiments positifs. Les attentes de reconnaissance plus individualisée sont également très fortes.
Les différents vecteurs de stress : les facteurs liés à la gestion de la charge de travail
Les sources de stress peuvent être catégorisées au sein d’une typologique relativement précise. Celle réalisée par le groupe d’experts pluridisciplinaire((ce groupe avait initialement reçu pour mission de formuler des propositions en vue d’un suivi statistique des risques psychosociaux au travail)) auprès de Xavier Darcos met ainsi en avant quatre vecteurs de stress, quatre indicateurs de ce décalage, tous en lien avec la gestion de la charge de travail :
La quantité de travail : en 2007, l’enquête Santé et Itinéraire Professionnel montrait que 22.6% des Français âgés de 20 à 74 ans estimaient qu’on leur demandait « toujours » ou « souvent » « une quantité de travail excessive ».
La pression temporelle : l’enquête Sumer 2003 sur la surveillance médicale des risques professionnels montre que près d’un tiers des personnes interrogées estime ne pas disposer du temps nécessaire pour faire leur travail. L’enquête condition de travail de 2005 montre que près d’un Français sur deux déclare devoir « toujours » ou « souvent » se dépêcher dans leur travail.
La complexité du travail : 44,8 % des personnes interrogées dans l’enquête SIP 2007 déclarent devoir « toujours » ou « souvent » « penser à trop de choses à la fois ». Il est intéressant de noter que cette exigence concerne davantage les professions qualifiées (indépendants, cadres et professions intermédiaires), ainsi que les salariés des banques et assurances.
Les difficultés de conciliation entre travail et hors travail : 10,5 % des personnes répondant à l’enquête SIP 2007 estiment avoir « toujours » ou « souvent » des « difficultés à concilier travail et obligations familiales ».(( Chacun de ces points pourrait être développé, notamment avec l’abondante littérature déjà existante sur les modifications de culture managériale en France.))
Autre source de stress : le contact avec le public
La charge émotionnelle constitue également une donnée clé des difficultés ressenties. Ce type de charge se rencontre notamment lors de relations avec le public.
Aujourd’hui, en France, sept personnes sur dix travaillent « en contact direct avec le public » : c’est le cas de 63% des hommes et 80% des femmes((Sumer 2003)). Les personnes travaillant dans les commerces et les services se trouvent en première ligne. Pour 85,8 % de ces personnes, le contact avec le public se déroule « toujours » ou « souvent » en face à face et pour 54,4 % au téléphone. Ces relations au public peuvent aboutir à des sentiments d’agression, y compris parmi les cadres. Ainsi, plus d’un salarié sur cinq ayant des contacts avec le public déclarent avoir été victimes d’agression. Sont en première ligne les contrôleurs de la poste (un sur deux), les employés de banque et les infirmiers (environ 45% chaque) ainsi que les agents de sécurité (40%). A noter que les femmes se déclarent plus fréquemment subir des agressions verbales que les hommes : 25.4% contre 19.2%. Les agressions physiques sont heureusement plus rares même si elles concernent tout de même plus d’une femme sur cinquante et notamment plus d’une femme employée de services sur trente.
L’organisation du travail demeure une fois de plus une donnée importante du problème : près de 30 % des salariés dont le rythme de travail est imposé « par un contrôle hiérarchique ou informatisé » ont été victime d’une agression au cours de l’année passée.
Ici encore, le lien entre santé et stress semble difficilement niable dans la mesure où 34,3 % des salariés ayant déclaré au moins une atteinte dégradante jugent leur état de santé mauvais contre 12.3 % de l’ensemble des salariés. 57.5% de ces personnes estiment que leur travail est mauvais pour leur santé contre « seulement » 26.7% de l’ensemble des salariés.
On se fait agresser en dehors… mais aussi à l’intérieur !
Parmi les joies de la vie en entreprise, un salarié sur six (17.3%) déclare subir « un comportement hostile ». On retrouve ici trois types de comportement hostile :
- Les atteintes dégradantes concernant 1.9% des salariés (notamment « laisser entendre que vous êtes mentalement dérangés », ce qui pourrait prêter à sourire si cela n’était pas le cas d’un salarié sur cent…)
- Le déni de reconnaissance de travail, qui constitue la part principale de ces comportements hostiles et concernent 8.9% des salariés. 7.7% des salariés estiment ainsi que leur travail est critiqué injustement.
- Les comportements méprisants, quant à eux, concernent 6.5% des salariés
On voit donc que les raisons de stresser sont nombreuses. Afin d’épurer notre analyse, la consommation de psychotiques étant déjà suffisamment élevée, nous n’avons volontairement pas mentionné d’autres facteurs comme le contact avec la souffrance et le sentiment d’empathie qu’il peut provoquer, l’absence d’autonomie ou de marge de manœuvre, la peur au travail ou la peur de perdre son emploi…
Les jeunes, les employés et les ouvriers : premières victimes de ces troubles
Une étude de la DREES réalisée en 2007 auprès de 37.000 personnes a recensé les problèmes de santé mentale au travail à travers 17 pathologies, des troubles de l’humeur, du sommeil jusqu’au risque suicidaire.
Les résultats en sont alarmants :
- plus d’un homme sur dix (10,7%) et une femme sur six (16%) souffrent de troubles de l’humeur (épisodes dépressifs, dysthymie, épisodes maniaques)
- un homme sur six (17%) et une femme sur quatre souffrent de troubles anxieux (anxiété généralisée, agoraphobie, phobie sociale, troubles panique et stress post-traumatique)
Les employés et ouvriers affichent également une prévalence supérieure à la moyenne (différence de 2.5 à 3.5 points)
11.8% de la classe d’âge précitée connait des conduites addictives à la drogue et 9.7% à l’alcool.
Que faire ?
Perçus d’un point de vue économique, ces troubles posent une question majeure en termes de rentabilité pour l’entreprise. En effet, au-delà des effets de ces troubles sur la productivité, difficiles à mesurer, les arrêts de travail, eux beaucoup plus simples à objectiver, donnent des indications plus précises. 20.5% des salariés ayant déclaré au moins une atteinte dégradante ont pris au moins deux arrêts maladie dans les 12 derniers mois contre 8.8% de l’ensemble des salariés((Sumer 2003)). La question se pose donc de l’intérêt économique des entreprises à prendre en compte ce type de souffrance pour assurer une meilleure présence de leurs collaborateurs.
Dans le cas par exemple de la dysthymie, 81.1% des femmes cadres ayant connu ce trouble ont pris au moins un arrêt maladie pour cette raison.
Le rôle des pouvoirs publics ou des entreprises ?
Si le débat se trouve désormais sur la place publique, il convient de prendre conscience de la généralité du phénomène et de ne pas le cantonner à une ou deux entreprises particulièrement frappées par des drames. La création d’une commission chargée d’étudier cette question sous la présidence de Jean-Frédéric Poisson, rapporteur d’un rapport d’information l’année dernière d’un rapport d’information sur la pénibilité du travail, va plutôt dans le bon sens.
Pour remédier à cette situation, de nombreux vecteurs peuvent être utilisés. Le management, le rythme de travail, le calcul de la productivité, les liens interprofessionnels et la représentativité au sein des entreprises constituent autant de pistes intéressantes. Mais si ces pistes peuvent représenter des leviers intéressants au sein de grandes compagnies, le mode de production actuel (en particulier celui des services) est tel qu’il sera difficile de modifier en profondeur les conditions de travail. Il parait également illusoire de prétendre mettre fin au sein des PME au syndrome « petit(e) chef frustré(e) ».
Seule une prise de conscience généralisée et une modification radicale des mentalités pourraient apporter des changements durables.
Cette prise de conscience, si elle n’intervient pas pour des raisons morales, pourrait se développer en partant de postulat de rationalité économique : un employé heureux est un employé plus productif. De nombreuses grandes firmes ont déjà mis en place – ce qui sur le papier semble être – un véritable paradis pour leurs collaborateurs. Google en est ainsi l’exemple le plus connu et le plus représentatif.
Nul doute que cette thématique restera présente tant la pénibilité du travail pourrait représenter un enjeu majeur pour la future présidentielle, dans un contexte plus large de rapport à l’entreprise où trouvent déjà leur place les questions de valeur du travail et de la justice fiscale.