Mais pour faire un résumé de son enfance, le mieux est encore de lui laisser la parole : « Chaque fois que mon existence commençait à s’engager sur une belle voie bien droite, le destin semblait s’amuser à lui donner une chiquenaude pour la faire basculer dans une direction totalement opposée, faisant régulièrement alterner des périodes de chance et de malchance. Cela commença bien avant ma naissance, avec mon père Hampâté, qui aurait dû (et ses enfants après lui) hériter d’une chefferie dans le pays du Fakala, et qui se retrouva, seul rescapé survivant de toute sa famille, réfugié anonyme au fond d’une boucherie. Réhabilité par le roi même qui avait fait massacrer tous les siens, voilà qu’il meurt trop tôt pour que je le connaisse vraiment et que le sort fait de moi un petit orphelin de trois ans. Un riche et noble chef de province vient-il à épouser ma mère et à m’adopter comme héritier et fils présomptif, faisant planer au-dessus de ma tête le turban des chefs de Louta ? Patatras ! Nous nous retrouvons tous en exil et me voilà fils de bagnard. Enfin revenus à Bandiagara où la vie semble reprendre son cours normal, voilà que l’on m’arrache brutalement à mes occupations traditionnelles, qui m’auraient sans doute dirigé vers une carrière classique de marabout-enseignant, pour m’envoyer d’office à l’école des Blancs, alors considérée par la masse musulmane comme la voie la plus directe pour aller en enfer ! » (pp. 307-308, collection Babel)
Encore ne sont-ce que les premières années d’un destin décidément mouvementé, et tellement riche ! D’ascendance peule et toucouleure ; ayant vécu à Bandiagara, Bougouni, Djenné, Kati, Bamako ; ayant fréquenté les école coranique et républicaine tout comme les « marabouts-enseignants »… le jeune Ahmadou Hampâté Bâ a vécu de nombreuses expériences et a su tirer de chacune d’entre elles le meilleur. En tout cas, rassemblées dans ce livre, elles sont pour le lecteur la source de précieux enseignements sur l’histoire et la culture du Mali.
Car si Amkoullel, l’enfant peul peut se lire avant tout comme une belle histoire, entraînante, passionnante, avec peut-être çà et là les enjolivements ou les silences qui siéent à la vérité, il est impossible de ne pas y voir également une description – certes romancée mais tout aussi scientifique par le foisonnement de détails qu’elle contient – de la société dans laquelle cette elle s’inscrit. Une description qui n’est pas sans rappeler que son auteur était… ethnologue.
Tout y passe. Les valeurs de respect et de tolérance intrinsèques aux cultures peule, toucouleure ou encore bambara et dogon ; les liens que ces ethnies entretiennent entre elles – avec notamment la fameuse « parenté à plaisanterie » ; l’éducation des enfants, de la waaldé, association de jeunesse gérée de façon autonome et responsable par les enfants eux-mêmes, sur le modèle de l’organisation sociale qui régit le monde des adultes, à l’épreuve de la circoncision ; la cohabitation des pouvoirs traditionnels avec l’administration française ; celle des religions animistes et musulmane – tendance soufie…
Bref, on peut dire qu’Amkoullel, l’enfant peul est une véritable fresque historique, sociale et culturelle. Le tout incarné par une galerie de personnages touchants et plein d’humanité, et narré avec légèreté voire malice. Fidèle, en somme, au précepte des maîtres maliens : « instruire en amusant ». Grand défenseur de la tradition orale africaine, Amadou Hampâté Bâ lui redonne ici ses lettres de noblesse – et c’est finalement un paradoxe – en couchant cet héritage sur le papier.
Une fois ce livre dévoré avec l’avidité qu’il ne manquera pas de susciter, deux choses : 1) On se sent moins bête. 2) On n’a plus qu’une envie : lire la suite.
Amkoullel, l’enfant peul
d’Amadou Hampâté Bâ
Actes Sud, 1991
409 p., 24,50 euros
en édition de poche Babel, 535 p., 10,40 euros