Se blesser le nez et l’arrière du crâne, avaler du Valium sans en retrouver dans l’estomac mais seulement dans le sang, être ligoté puis se libérer, et se suicider dans un étang
boueux sans salir son costume, être retrouvé sur le ventre mais avec des lividités cadavériques sur le dos. Voici une version officielle qui paraît si surréaliste qu’elle signifierait que de
nombreux acteurs de la procédure judiciaire auraient voulu cacher la vérité. Celle de l’assassinat. Dans quel but ?
Il y a des
affaires où l’incertitude demeure. Où la théorie du complot politique est parfois beaucoup plus pertinente que pour les attentats du 11 septembre 2001. Des affaires qui n’en finissent pas comme l’affaire Grégory. D’autres affaires comme l’Angolagate qui aboutissent à la condamnation à de la prison ferme d’un ancien ministre d’État, Charles Pasqua que j’avais qualifié d’ange et démon de la politique française lors de son procès et qui semble prêt à lâcher
beaucoup d’informations.
Il y a même des affaires qui refont surface, comme celle des emplois fictives de la Ville de Paris
qui vient de renvoyer ce 30 octobre 2009, pour la première fois dans l’histoire de la République, un
ancien chef de l’État en correctionnelle.
Trente ans de "foutage de gueule" ?
Cela fait trente ans qu’on a découvert le corps sans vie de Robert Boulin. C’était le 30 octobre 1979 et l’heure exacte de sa découverte prête
encore à discussion. La mort pourrait remonter dès le 29 octobre 1979 entre dix-sept heures et vingt heures trente.
Officiellement, il s’agirait d’un suicide mais il y a tellement de lacunes, d’erreurs, de fautes dans l’enquête judiciaire (au moins soixante-quinze) que la thèse de l’assassinat est évidemment en tête. De nombreuses pièces à
conviction (comme les bobines d’encre de la machine à écrire utilisée pour écrire de supposées lettres posthumes), de documents (des dossiers secrets sortis du coffre par Robert Boulin), des
prélèvements sur le corps (sang, organes) ont été négligés par l’enquête ou tout purement ont disparu ou ont été volés, détruits…
En février 1981, l’avocat de la famille, Robert Badinter, réussit à obtenir des photographies du visage
traumatisé de Robert Boulin prise par la police judiciaire. Le 18 janvier 1984, ce même Robert Badinter, devenu garde des Sceaux, dépose plainte contre la famille pour diffamation (elle avait
accusé le procureur de la République de
Versailles de forfaiture).
Le 26 janvier 2007, au cours d’un discours de campagne à Poitiers, Nicolas Sarkozy avait évoqué Robert Boulin qui avait habité
Neuilly-sur-Seine : « Je n’oublie pas Robert Boulin, victime du mensonge et de la diffamation. »
La fille de Robert Boulin, Fabienne Boulin-Burgeat, avait écrit le 20 novembre 2007 ceci : « Nous ne cessons de rassembler les preuves tangibles que mon père a été assassiné et je vois mal comment la justice de la République pourrait continuer à
les dénier, je n’ignore rien, pour les avoir moi-même subies, des forces qui se sont exercées et s’exercent encore pour contraindre les témoins à se taire, et en encourager d’autres à
s’accommoder de petits arrangements avec la vérité. C’est pourquoi je me réjouis que les langues des uns commencent à se délier, tandis que la mémoire revient aux autres. La justice française
me doit la vérité comme simple citoyenne autant que comme fille de mon père. Comme démocrate républicaine je me battrai jusqu'au bout pour que justice passe dans ce dossier si emblématique des
mœurs politiques et de l'état des institutions de cette République. Presque trente ans après les faits, il est encore temps, il est plus que temps ! »
Tout dernièrement, le 27 octobre 2009, un ancien ministre gaulliste, Jean Charbonnel, 82 ans, a évoqué de nouveau la thèse de l’assassinat sur France Inter en
parlant de « règlement de compte politique »
Ce triste trentième anniversaire va peut-être braquer les projecteurs sur cette affaire et inciter la justice à rouvrir le dossier qui n’est toujours pas prescrit.
Mais rappelons rapidement le contexte politique.
En pleine bataille entre chiraquiens et giscardiens
Robert Boulin a 59 ans lorsqu’il est un influent Ministre
du Travail et de la Participation du gouvernement de Raymond Barre, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
Il a été pendant une quinzaine d’années membre du gouvernement sous De Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing (il a occupé entre autres les
Relations avec le Parlement, l’Agriculture, le Budget, la Fonction publique et les Finances) et à ce titre, il fait partie des ministres qui ont eu l’une des plus grandes longévités sous la
Ve République.
Gaulliste social, résistant, avocat en Gironde, il en a voulu à Jacques Chirac d’avoir torpillé la candidature de Jacques Chaban-Delmas en 1974 et
a refusé de siéger dans son gouvernement entre 1974 et 1976.
La majorité est composée de deux partis sensiblement égaux à l’Assemblée Nationale élue en mars 1978. L’UDF de Giscard d’Estaing (rassemblant les
républicains indépendants et les centristes) et le RPR, parti fondé par Jacques Chirac avec l’aide de Charles Pasqua en décembre 1976 pour succéder à l’UDR et surtout, pour en finir avec la
"vieille" garde gaulliste, en particulier Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré, Olivier Guichard, bref, les barons du gaullisme historique.
Or, après le départ de Jacques Chirac de Matignon en été 1976, il existe une véritable guéguerre entre Jacques Chirac et la politique
gouvernementale (Giscard d’Estaing et Barre) et Raymond Barre est obligé de gouverner à coups de 49.3 (vote de confiance). L’objectif, c’est l’élection présidentielle de 1981.
Beaucoup de responsables gaullistes s’inquiètent des initiatives de Jacques Chirac qui n’ont pas eu beaucoup de succès notamment lors des premières
élections européennes (seulement 16%). En 1979, Jacques Chirac se sépare de ses deux conseillers Pierre Juillet et Marie-France Garaud. Édouard Balladur et Charles
Pasqua prennent alors une place plus importante dans son entourage.
Parallèlement au staff de Chirac, au sein du RPR coexistent des gaullistes "légitimistes", à savoir pro-giscardiens qui siègent au gouvernement.
Parmi lesquels Alain Peyrefitte (Ministre de la Justice) et Robert Boulin, et tous les deux sont
premiers-ministrables. La nomination d’un RPR à Matignon serait vécue par Jacques Chirac comme une déclaration de guerre, mais Valéry Giscard d’Estaing envisage sérieusement une telle
nomination.
Or, cette hypothèse de changement de Premier Ministre est très crédible en cet automne. Le 18 octobre 1979, Raymond Barre est hospitalisé pour une
semaine à cause de surmenage après trois ans de Matignon. Il dira d’ailleurs bien plus tard :
« En huit jours, ils m’ont remis sur pied, mais la tension était extrême. (…) J’étais vraiment fatigué. Et c’est ce qui m’a donné cette
crise d’hypertension. J’en ai conservé des traces et dois avouer qu’après Matignon, j’ai mis près d’un an à trouver mon pôle de sustentation. »
La succession de Raymond Barre est ouverte dans un climat d’affaires
C’est donc tout naturellement que l’idée d’un départ très proche de Raymond Barre est confirmée : un Premier Ministre fatigué (et impopulaire
juste après le deuxième choc pétrolier) et un an et demi avant l’élection présidentielle à laquelle Giscard d’Estaing se représenterait évidemment et qui promet d’être sportive avec la
candidature probable de Jacques Chirac mais aussi celles de Michel Debré et de Marie-France Garaud qui y
pensent déjà.
Robert Boulin a tout le profil du successeur de Raymond Barre. Très apprécié des syndicats et à la réputation de grande honnêteté et d’ouverture au
dialogue social, une grande expérience, issu du RPR mais pas du tout inféodé à Jacques Chirac.
Un peu avant l’hospitalisation de Raymond Barre, le 9 octobre 1979, "Le Canard Enchaîné" puis "Le Monde" le lendemain évoquent pour la première
fois l’affaire des diamants de Bokassa qui pourrira le restant du septennat de Valéry Giscard d’Estaing.
Et quelques jours encore avant, le journal d’extrême droite "Minute" révèle une sombre histoire de corruption entre Robert Boulin et un promoteur
qui lui aurait vendu un terrain à Ramatuelle (près de Saint-Tropez) en échange de permis de construire. Ce promoteur est déjà inculpé et semble se défendre en chargeant un ministre pourtant
réputé pour son intégrité (rien ne dit que ses allégations sont justes). Le promoteur s’appelle Henri Tournet et a rencontré Jacques Foccart la première fois à Nancy …le 20 octobre 1934 lors de
leur service militaire.
Le climat est donc beaucoup aux "affaires".
Le syndrome Roger Salengro
Robert Boulin a peur d’être mis officiellement en cause par la justice d’autant plus que le juge qui s’en occupe n’a que 25 ans,
« fils d’un communiste » et s’appelle Renaud Van Ruymbeke. Robert Boulin
parle de ce sujet à son collègue du gouvernement Alain Peyrefitte, Ministre de la Justice, dès le 18 juin 1979 après le déjeuner. Robert Boulin croit qu’il s’agit d’une « machination d’un juge rouge » contre lui. Il en veut ensuite à Peyrefitte de ne pas
l’avoir aidé mais intervenir dans le cours de la justice lui aurait été difficile. Rappelons en plus qu’Alain Peyrefitte et Robert Boulin sont "rivaux" comme premiers-ministrables.
Alain Peyrefitte croit que cette affaire politico-financière aurait été "balancée" par des proches de Jacques Chirac pour mettre à mal le pouvoir
giscardien. Les supposées lettres posthumes de Robert Boulin (qu’on a été incapable d’authentifier) au contraire reprochaient à Alain Peyrefitte sa froideur et son absence d’aide.
Rendre Alain Peyrefitte responsable du suicide de Robert Boulin permettait d’éliminer ces deux personnalités dans la course à Matignon.
Le syndrome Roger Salengro reste dans les esprits : en 1936, le Ministre de l’Intérieur de Léon Blum se suicidait à la suite d’une campagne de
diffamation sur une prétendue désertion pendant la Première guerre mondiale. Une campagne qui avait commencé dans des journaux d’extrême droite comme pour cette campagne contre Robert Boulin.
Un parallèle assez troublant mais peut-être justement un peu trop parfait.
Rumeurs et confusion
Le chroniqueur Philippe Alexandre lance cependant le 6 novembre 1979 un pavé dans la mare en affirmant que vers le 15 septembre 1979, des
dirigeants du RPR (donc proches de Jacques Chirac) se seraient réunis pour décider de révéler à la presse l’affaire sur le terrain de Ramatuelle.
Selon Jacques Chaban-Delmas, de nombreuses rumeurs couraient dans tous les sens : « Par exemple, quelqu’un est venu me dire que Charles Pasqua s’était répandu partout en disant, hilare : Boulin, on le tient, Peyrefitte aussi,
et après ce sera Chaban ! ». Jean de Lipkowski pense au contraire que Robert Boulin accusait dans ses lettres Raymond Barre
et Philippe Mestre, son directeur de cabinet (qui sera Ministre des Anciens Combattants d’Édouard Balladur en 1993).
Ce qu’a entendu Michèle Cotta à ce sujet
Témoin particulier de cette période, la journaliste Michèle Cotta annotait scrupuleusement dans un journal tout ce qu’elle avait entendu de ses
rencontres avec les principaux acteurs de la vie politique. Je me propose de résumer ce qu’elle a recueilli comme témoignages, privés ou même publics.
Pour comprendre l’ambiance politique au sein de la majorité, on peut reprendre le compte-rendu fait par Paul Granet d’un déjeuner entre plusieurs
responsables de la majorité réunis le 24 octobre 1979 chez le Ministre de la Défense Yvon Bourges. L’heure est plutôt au soupçon. Didier Julia, député RPR de Fontainebleau (il a été réélu en juin 2007), demande au ministre par exemple : « Dites-moi, parlez-nous un peu des diamants du Président, et des vôtres, tant qu’on y est ! ». Maurice Druon, quant à lui, s’amuse plutôt à propos du siège de
l’Assemblée européenne nouvellement élue : « Laissez-la à Strasbourg puisqu’elle pédale dans la choucroute ! »
Bref, la tension est très forte et chaque personnalité cherche à contrer la stratégie des autres.
Dès l’annonce de la mort de Robert Boulin, Jacques Chaban-Delmas, Président de l’Assemblée Nationale, évoque un assassinat en faisant son éloge funèbre dans l’hémicycle :
« Campagne d’autant plus dure à supporter qu’elle visait un honnête homme, un homme intègre. Puissions-nous méditer sur ce drame, sur cet assassinat ! ». Afin de ne pas
s’opposer à la thèse du suicide, Chaban-Delmas reviendra sur ce mot qui est sorti selon lui trop vite.
Raymond Barre est lui aussi
« cruellement éprouvé par la disparition de Robert Boulin ». Les deux hommes semblaient beaucoup s’apprécier mutuellement.
Michèle Cotta se rappelait alors que Robert Boulin n’avait pas beaucoup le moral et à Philippe Séguin qui
l’avait félicité sur un sujet, il lui avait répondu :
« Je vous remercie de dire des choses agréables à mon égard, c’est tellement rare ! ».
Tout consiste alors à savoir qui a ordonné la révélation de l’affaire de Ramatuelle à la presse.
Alain Peyrefitte ?
Le 31 octobre 1979, Michèle Cotta recueille le témoignage d’Olivier Guichard à propos d’une supposée lettre posthume de Robert Boulin qui charge Alain Peyrefitte
« plus préoccupé de sa
carrière que de la bonne marche de la Justice ». Guichard, qui fut aussi Ministre de la Justice (le prédécesseur direct d’Alain Peyrefitte), ne croit pas à une responsabilité d’Alain
Peyrefitte.
Ce dernier raconte peu après :
« Une fois écarté, Tournet [le promoteur inculpé] avait chargé Boulin. Ses déclarations ne sont pas forcément vraies, d’abord parce qu’un homme
inculpé et incarcéré ne veut jamais être le seul inculpé dans une affaire, et que le fait de mettre en cause un ministre peut apparaître comme un bon système de défense. ». Plus
crûment, le directeur des Affaires criminelles pense que
« cette affaire vient de chez Chirac ».
Peyrefitte veut se dédouaner des reproches faits à son encontre. Il explique en parlant de Robert Boulin :
« Il avait l’impression que je n’avais pas fait ce que j’aurais dû faire
pour l’aider. Mais je ne pouvais pas faire autre chose que ce que j’ai fait ! Que n’aurait-on dit si j’avais dessaisi le juge ! À vrai dire, j’en ai trop fait : j’aurais dû
intervenir plus tôt pour faire gicler Boulin du gouvernement, voilà tout ! ».
Jacques Chirac ?
Maurice Plantier, le Secrétaire d’États aux Anciens Combattants, aurait reçu une confidence de Robert Boulin le 24 octobre 1979 :
« Je sais ce matin par une preuve écrite que tout
cela vient de l’entourage de Chirac ». Mais Plantier démentira ensuite ces propos malgré leur diffusion par Philippe Alexandre.
Le 7 novembre 1979, Philippe Mestre, le directeur de cabinet de Raymond Barre, refuse de croire que Jacques
Chirac pourrait être à l’origine de la campagne contre Robert Boulin :
« Que les dirigeants du RPR eux-mêmes se soient mis d’accord pour "mouiller" Boulin, personne ne le
croit, ni le Président, ni le Premier Ministre, ni moi ! ». Il confirme que cette affaire était connue de Giscard d’Estaing et de Barre dès août et que Boulin n’a jamais cherché
à leur en parler de lui-même.
Philippe Mestre insiste sur ce qu’a dit le promoteur incarcéré dans le rapport du juge :
« C’était un chantage inouï contre Boulin. (…) Ce qui a été terrible, pour Boulin, c’est
d’être sous la pression d’un chantage au moment précis où le phare était braqué sur lui, c’est-à-dire au moment où on a parlé de lui comme un Premier Ministre possible. D’un seul coup, il
savait que son avenir politique était compromis. ».
Aux questions au gouvernement de la séance du mercredi 7 novembre 1979, le jeune député socialiste Laurent
Fabius pose deux questions sur l’affaire Boulin en commençant par ces mots :
« Émotion mais perplexité… ». Raymond Barre lui répond gravement :
« Le
garde des Sceaux [Peyrefitte] n’a pas manqué à son devoir, sinon il ne serait plus garde des Sceaux. Le gouvernement ne fuit pas la vérité, et personnellement, je ne la fuis pas, et elle
apparaîtra conformément aux procédures d’un pays démocratique. ». Puis, récusant les attaques contre la presse qui calomnie, il laisse
« chaque journaliste en face de sa
conscience » et ajoute à Laurent Fabius :
« De temps en temps, un peu d’indulgence ne messiérait pas. Face à tout ce qui est marécage, le gouvernement est sûr d’adopter
une attitude conforme à la dignité. ».
Le 8 novembre 1979, Michèle Cotta va voir Bernard Pons, député RPR, qui fut le premier à entendre l’éditorial de Philippe Alexandre accusant l’entourage de Jacques Chirac. Il déclare avoir fait
auprès des permanents et des dirigeants du RPR sa petite enquête pour savoir s’il y a eu une réunion secrète de responsables RPR :
« Tous m’ont dit n’avoir tenu aucune
réunion ». Pour Bernard Pons, il faut donc attaquer en diffamation Philippe Alexandre. Il le dit à Jacques Chirac qui le rejoint :
« J’ai posé la question à Chirac, les
yeux dans les yeux : Peux-tu me dire si tu as présidé une réunion de ce genre, ici ou ailleurs ? Chirac me répond qu’il n’a pas présidé de réunion de groupe les jours en question,
qu’il s’est contenté de voir Alain Devaquet, Claude Labbé et moi. J’ai vérifié ensuite auprès de Bernard Billot [collaborateur de Jacques Chirac], à la mairie de Paris, qu’aucune réunion
n’avait été tenue à l’Hôtel de Ville entre dirigeants RPR. ».
Matignon ?
Michèle Cotta rencontre le même jour Jean de Lipkowski qui affirme avoir prévenu Chirac dès le 4 novembre 1979 des accusations que va diffuser Philippe Alexandre. Il demanda alors à
Chirac :
« Jure-moi que tu n’y es vraiment pour rien. Sinon, je démissionne à l’instant du RPR. » et Chirac jura.
Le 26 octobre 1979, Jean de Lipkowski avait déjeuné avec Robert Boulin qui n’avait pas de problème avec Chirac mais selon lui plutôt avec Barre et Mestre qui l’auraient abandonné à son sort
(sentiment confirmé aussi par la veuve de Robert Boulin qui confie à Jean Mauriac, qui déteste Chirac, que Barre et Mestre ont été avec son mari presque
« inhumains »). Au
"Club de la Presse" du 21 octobre 1979 sur Europe 1, Robert Boulin avait d’ailleurs parlé de Jacques Chirac comme d’un
« ami ».
Michèle Cotta conclut cette série de témoignages par cette phrase assez de bon sens :
« Chacun s’est refilé le mistigri : Peyrefitte, le premier désigné par Boulin dans sa
lettre posthume, s’est débarrassé de l’accusation au détriment du RPR et de Jacques Chirac ; Jacques Chirac a fait donner Lipkowski, qui, en brandissant à son tour les noms de Barre et de
Mestre, a calmé tout le monde. ».
Des problèmes d’horloge
Le plus troublant reste encore l’heure réelle de l’annonce de la mort de Robert Boulin.
Officiellement, son corps est retrouvé dans la forêt de Rambouillet le matin du 30 octobre 1979 à huit heures quarante mais dans ses mémoires publiées quelques mois avant de mourir
("L’Expérience du pouvoir", éd.
Fayard 2007), Raymond Barre affirme l’avoir appris dès trois heures du matin alors que Valéry Giscard d’Estaing ne l’aurait appris qu’à onze heures trente du
matin (dans son livre "Le Pouvoir et la vie"), soit bien après les journalistes.
Le registre d’état civil de la commune où l’on a retrouvé le corps a été modifié. Et la famille de Robert Boulin aurait été mise au courant de la mort dès la veille à vingt heures par un
collaborateur de Robert Boulin (Guy Aubert).
Yann Gaillard, directeur de cabinet de Robert Boulin (sénateur UMP de l’Aube depuis 1994), écrit dans un livre ("Adieu Colbert", 2000) qu’il a appris à deux heures du matin par Philippe Mestre
que le corps de Robert Boulin venait d’être retrouvé (témoignage démenti par Philippe Mestre). Le Ministre de l’Intérieur Christian Bonnet affirme avoir été alerté entre deux heures et trois
heures du matin.
Mais c’est sans doute le témoignage de Marie-Thérèse Guignier, ancienne collaboratrice de Robert Boulin et proche des milieux gaullistes, qui affirme avoir été réveillée entre une heure trente
et deux heures du matin par un ami proche, Louis-Bruno Chalret, procureur général près la cour d’appel de Versailles, qui lui apprend qu’on a retrouvé le corps de Boulin et selon elle,
« il se couvre, il appelle tout le monde sur le réseau téléphonique interministériel, c’est-à-dire l’Élysée, Matignon et probablement l’Intérieur et la Chancellerie. » ("Un
homme à abattre", Fayard).
Des dossiers "sensibles"
Selon la famille de Robert Boulin, ce dernier avait sorti des dossiers ultra-sensibles concernant certaines affaires dont il avait connaissance et était parti vers quinze heures le 29 octobre
1979 pour une rencontre secrète. C’est à ce moment-là que le ministre a disparu.
Laetitia Sanguinetti, la fille d’Alexandre Sanguinetti (décédé en 1980), un des fondateurs du SAC et dirigeant du RPR, rapporte que son père lui avait dit :
« C’est un
assassinat ! Robert ne s’est jamais suicidé. ». Selon elle,
« d’après ce que papa m’a dit, les dossiers de Boulin concernaient une série de facturations diverses et
variées de grosses sociétés, françaises ou étrangères, qui servaient au financement occulte des partis, et notamment au RPR. ».
Un témoignage qui concorde avec celui très récent de Jean Charbonnel qui affirme avoir discuté de
l’affaire avec Alexandre Sanguinetti qui lui avait dit :
« Je crois que c’est un assassinat aussi. » et Charbonnel d’ajouter :
« Il m’avait cité deux noms
de personnalités politiques et une organisation qui pouvaient être impliquées dans cette affaire parce que Robert Boulin était une gêne pour eux, une menace pour eux. (…) La version du suicide
ne colle pas et les coupables possibles (…) ont agi à ce moment pour des raisons purement politiques et qui allaient plus loin que les simples affaires immobilières ».
La disparition si brutale d’une personnalité comme Robert Boulin a été un événement majeur dans la vie politique française.
Espérons que la vérité pourra enfin rendre à Robert Boulin sa mort, à défaut de lui rendre sa vie.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 octobre 2009)
Source : "Cahiers secrets de la Ve République, tome II : 1977-1986" de Michèle Cotta (éd. Fayard 2008).
Pour aller plus loin :
Jean Charbonnel sur l’affaire Boulin (le 27 octobre
2009).
Les 75 anomalies de l’enquête judiciaire.
L’affaire Boulin (1).
L’affaire Boulin (2).
Livre de Benoît Collombat : "Un
homme à abattre. Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin" (éd. Fayard, 11 avril 2007).
[Illustration : photo du trombinoscope de l’Assemblée Nationale]