Le cycle économique Kondratiev est un cycle long, qui court sur une soixantaine d’années. Il est tiré par l’innovation des industries et des méthodes, qui ouvrent de nouveaux mondes ou des domaines neufs. Sa mesure est la productivité. Le cycle reflète les tendances lourdes de l’investissement de production, imperceptibles à l’œil nu, en termes de prix, d’activité et d’endettement.
Le grand cycle du début du XXe siècle avait pour moteur les innovations telles que la dynamo à courant continu de Gramme (1870), le téléphone (1877), la locomotive électrique Siemens (1878), l’acide nitrique (1880), le moteur à essence (1885) puis Diesel (1893) et les aéroplanes (1895). Ces techniques ont permis l’ouverture au marché mondial de pays excentrés tels que l’Australie, le Canada, l’Argentine, le Chili et la Russie (1890). Ce Kondratiev là se termine au krach de 1929 puis aux destructions de la Seconde guerre mondiale.
Il est suivi d’un nouveau cycle Kondratiev, initié en 1929 et permis par les multiples inventions issues de la guerre : le radar, l’atome, l’informatique lourde, les fusées, les médicaments. La reconstruction d’après-guerre et le baby boom des pays occidentaux ont conduit aux Trente glorieuses des années 1945-1973, vague ascendante du cycle, marquée aussi par l’explosion culturelle et la libération des mœurs autour de 1968. L’euphorie matérielle incite aux expériences affectives et spirituelles.
Nous sommes entrés depuis la fin des années 1970 dans sa phase descendante. La crise du pétrole, la stagflation 1973-1981, la chute de la natalité jusqu’autour du point d’équilibre, un certain retour de l’égoïsme et de l’ordre moral, ont marqué le net ralentissement de la croissance économique. Les causes d’une telle dépression cycliques résident en la concentration excessive des actifs financiers dans un petit nombre de mains et dans l’appauvrissement relatif du plus grand nombre. D’où hier le New Deal et une vision plus collective de l’économie (Keynes contre Friedman).
La bulle d’une croissance factice des actifs financiers 1980-2009, provoquée par la désinflation puis attisée par des politiques monétaires laxistes – voire « exubérantes » à partir de 1995 - se termine par un krach suivi d’une dépression analogue à celle des années 30. Mais en plusieurs étapes : les actions entre 2000 et 2003, puis l’immobilier entre 2007 et 2010. Restent la dette, qui est peut-être le prochain actif atteint par le grand lessivage de la déflation, et peut-être les marchés émergents vers 2010-15 ? Les déséquilibres de ces deux actifs sont trop flagrant pour qu’ils puissent poursuivre leur envol sans dommages. La dernière phase du grand cycle est sensée nettoyer le surendettement par une crise bancaire, une atonie du crédit et de l’activité, puis par la déflation des actifs. Nous y sommes depuis 2000, allant de crise en crise où sont remis en cause successivement les quantités, les prix puis la dette.
Certains pensent qu’un nouveau grand cycle haussier Kondratiev est en cours, qu’il aurait débuté vers 1995 sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication et sur l’effondrement du bloc de l’Est qui a permis l’ouverture globale à la mondialisation. C’est probablement vrai. Sauf qu’on ne change pas d’un système à un autre sans période transition ni sans remises en causes des façons de faire, de gouverner et de penser. La phase terminale de dépression, se chevauche avec les éléments du levain pour le cycle qui suivra. Peut-être sommes-nous dans cette transition de phase, douloureuse à vivre, dans laquelle tous les éléments stables qui régissaient l’ancien monde, celui dans lequel nous avons été élevé, sont remis en cause ?
Le grand rebond suivant est initié par une révolution en cours technologique (internet) et sociologique (souci écologique et développement durable). Il verra probablement l’extension géographique du développement avec la maturité économique et géopolitique des pays encore considérés aujourd’hui comme « émergents ». En entreprise, le cycle se fondera peut-être sur une culture de fonds propres avec peu de dettes. Dans la société, un nouveau partage va émerger entre capital/travail, actifs/retraités, secteur public/secteur privé. Le capitalisme (non pas conçu à la Marx comme une phase de domination historique de classes, mais comme une technique d’efficacité économique structurelle) mutera du financier vers le « durable », sur l’exemple du capitalisme asiatique (japonais, coréen, chinois). Je l’ai évoqué dans mes livres, ce nouveau capitalisme sera fondé demain sur les besoins et le service aux clients (japonais/asiatique) plutôt qu’aujourd’hui sur la rentabilité avant tout (anglo-saxon) ou hier sur l’exclusif amour de la technique et du travail bien fait à n’importe quel prix, sans se préoccuper des débouchés (rhénan).
Nous ne sommes pas encore dans le « printemps » du nouveau cycle Kondratiev. Tout au plus abordons nous peut-être la fin de l’hiver. Le grand désendettement avec son cortège de chômage pour baisser les coûts et de moindre emploi des postes du nouveau cycle n’est pas achevé. Il faut encore purger toutes les bulles d’actifs : actions avec le krach des technologiques, immobilier avec le krach des subprimes, emprunts (avec les toxiques toujours là et les dettes d’État qui montent), actions des émergents (soufflées par les restrictions des véhicules d’épargne et le contingentement d’Etat des marchés bousiers). Puis probablement le dollar (considéré comme monnaie mondiale, actif de réserve analogue à l’or), dont le rôle sera remis en cause comme monnaie de l’économie-monde dans le nouveau paradigme qui se dessine.
Combien de temps ? Peut-être une génération (25-30 ans ?) tant la démographie bascule de l’Occident technologique vers les pays en développement où l’éducation doit être faite et les structures sociales établies avant d’aller plus loin. La croissances des émergents reste aujourd’hui une croissance de rattrapage, la recherche continue de se faire majoritairement dans les pays développés. Or c’est là que la démographie n’aide pas. A moins que ne se développe une coopération internationale encore jamais vue ? Mais les freins culturels, religieux, nationalistes, pèsent de tous leur poids dans cette phase de transition où chacun a la tentation du repli sur soi.