Cette note critique tentant de penser Réouverture après travaux comme ensemble, ayant échoué dans sa
visée, je voudrais revenir sur certains points particulièrement féconds et tenter
de conduire vers ce livre, peut-être en « l’extrayant » au mieux !
Et d’abord l’ouverture, superbe, ce Bruit de balai dans la prose, campant la scène d’un balayeur dans les
rues au petit matin et tentant d’explorer ce que l’on peut en dire, mais avec
tout de suite le versant « penser », penser surtout ce que les mots
peuvent dire de cette réalité-là : « le poète contemporain est
volontiers poéticien. Il aime rouler dans, et avec, le cercle qui met en boucle
pensée-de-la-poétique et poétique-de-la-pensée ». Tout Deguy en deux pages !
Un poème et la boucle en feed-back sur le poème. Autour de l’idée clé qu’un
poème c’est « une formalité avec
une révélation » (à condition d’entendre « formalité » dans le
bon sens, « quelque chose qui intéresse l’ouï-dire »). Je parlais de
formules-choc, voilà par exemple ce « le poème est apéritif et cognitif »,
puisque « l’opération est d’ouvrir, se s’ouvrir, de se rouvrir ».
Michel Deguy s’interroge aussi sur l’existence possible de deux poétiques (il fera plus loin une critique très sévère du concept de culture et de culturel, aujourd’hui) : « celle qui ne consent pas à être séparée de la philosophie, sa siamoise ; ni d’être déclarée indépendante de la finalité de juger ; sortie de la sphère de la pensée. Et celle qui, insoucieuse de savoir, de science, de véridicité, non tenue par la promesse des sens […] s’emploie à faire la folle – ou en version faible, à décorer la salle des fêtes ». Alors que tout l’indique, ce que traque, cherche, interroge Michel Deguy c’est « le rythme profond du penser poétique en proie au monde ». « Parce que la finitude humaine (anthropologique et existentiale) tient à, et dans, le triple enclos des trois enceintes indivises, vases entre eux communicants, de la mort, de l’idiome, de l’habitation terrestre »
Il faut signaler que les références à Hölderlin et surtout à Baudelaire sont omniprésentes, étayant le parcours de la réflexion, mais que passent aussi dans ces pages Hegel, Husserl, Mallarmé, Benjamin, l’auteur faisant fi ce qu’il appelle « les imperméabilités jalouses entre les tons, les styles, par exemple entre philosophème et poème », lui qui milite pour une "intertraductibilité", en en posant la condition « si la barrière des genres est traversable ».
Le poète n’est pas ici dans sa tour d’ivoire, abondantes sont les réflexions sur l’état du monde, notamment dans le chapitre « il se fait tard » alors que précisément, « l’un des caractères de ce qu’on appelle la poésie est celui de l’attachement au terrestre. Manière de traduire, en rabattant un peu, la belle sentence hölderlinienne "dichterisch aber wohnet der Mensch" », l’habiter poétiquement le monde. Enchâssé dans ce chapitre, quelques pages magnifiques, profondément émouvantes, sur la fameuse rencontre entre Heidegger et Celan « il est évident que Celan est allé lui dire non. Et que Heidegger ne pouvait pas entendre […] La séparation laissa Heidegger sur l’autre rive, celle de l’ancienne Germanie, de la figure ancestrale du Reich ; tout se désamarra et recula dans la nuit des temps, et Celan épuisé se dressa "en témoin" sur l’autre rive ».
Impossible donc de rendre compte de la richesse de ce parcours, dont on peut retenir encore de très intéressantes considérations sur la photographie et une tentative de penser les relations entre les hommes non pas en terme de fraternité mais en terme d’adoption (où l’on sent passer comme un rêve utopique chez Deguy).
En guise de conclusion, je reprends un court passage du dos
du livre : « Michel Deguy se soucie de l’héritage, examinant
quelques-unes des conditions de cette translatio
studorium et tentant à sa manière la parabole (lancer et fable) d’une
transmission, qui reprend son élan en touchant le fond(s) baudelairien ».
©florence trocmé