Je viens de terminer la traversée du livre de Michel Deguy, Réouverture après travaux et je suis partagée dans mon appréciation. Je n’ai pas vraiment trouvé ce qu’il m’annonçait, à savoir, m’a-t-il semblé au vu des premières pages, en quoi et pourquoi la poésie est / serait vitale. La poésie marchant main dans la main avec la pensée. Il me semble que ces courts chapitres, ces cinq parties et peut-être plus encore ces mille digressions et chemins de traverse ouvrent des dizaines d’aperçus et de chantiers, promettant d’y revenir, de les explorer et que ce n’est pas toujours le cas. Et cependant, on prend un plaisir fou à cette lecture, captivé comme s’il y avait là un suspens. Le style est très particulier, certains diraient jargonnant, fondé sur un vocabulaire philosophique élaboré, néologisant à gogo et très souvent percutant (est-ce de là que nait le bonheur de lecture ?), avec formules-choc. Mille coins et recoins de l’esprit sont titillés, concernés mais on a aussi l’impression d’être dans un musée que l’on visite au pas de charge et où chaque objet, digne du plus haut intérêt, n’est dévoilé qu’un court instant. Là où un Yves Bonnefoy avec ses deux brefs livres, chez le même éditeur, me semble sérier davantage les questions, se centrer sur elles et les creuser, chez Deguy, éblouissant, feudartificiel (je deguyse !), on a le sentiment d’un zapping parfois éreintant. Il est vrai aussi que Michel Deguy nous prévient, très vite : « j’appelle cet opuscule [qui fait tout de même 270 pages bien pesées, ndlr !] "Réouverture après travaux" : une pancarte dans l’odeur de chantier, avec un sourire au surréalisme. On ne ferme pas, on ouvre : grâce à des travaux et qui continuent ». Posant le pourquoi du livre « La réponse au pourquoi tient en suspens (dans) cette formulation : produire, non systématiquement, une poétique de la pensée par une pensée de la poétique » avec une « pensée de la pensée en tant que foncièrement imageante (schématistique), approximative (comparative), langagière (idiomaticité "maternelle") ». Disant même qu’il voudrait « ficeler ce bouquet composite de remarques d’une boucle elle-même composée à plusieurs brins plus ou moins noués, en vue de dénouements et renouements ultérieurs » (Ouf, il n’y pas de ma part qu’incompétence de lecteur….)
Cette note critique tentant de penser Réouverture après travaux comme ensemble, ayant échoué dans sa
visée, je voudrais revenir sur certains points particulièrement féconds et tenter
de conduire vers ce livre, peut-être en « l’extrayant » au mieux !
Et d’abord l’ouverture, superbe, ce Bruit de balai dans la prose, campant la scène d’un balayeur dans les
rues au petit matin et tentant d’explorer ce que l’on peut en dire, mais avec
tout de suite le versant « penser », penser surtout ce que les mots
peuvent dire de cette réalité-là : « le poète contemporain est
volontiers poéticien. Il aime rouler dans, et avec, le cercle qui met en boucle
pensée-de-la-poétique et poétique-de-la-pensée ». Tout Deguy en deux pages !
Un poème et la boucle en feed-back sur le poème. Autour de l’idée clé qu’un
poème c’est « une formalité avec
une révélation » (à condition d’entendre « formalité » dans le
bon sens, « quelque chose qui intéresse l’ouï-dire »). Je parlais de
formules-choc, voilà par exemple ce « le poème est apéritif et cognitif »,
puisque « l’opération est d’ouvrir, se s’ouvrir, de se rouvrir ».
Michel Deguy s’interroge aussi sur l’existence possible de deux poétiques (il fera plus loin une critique très sévère du concept de culture et de culturel, aujourd’hui) : « celle qui ne consent pas à être séparée de la philosophie, sa siamoise ; ni d’être déclarée indépendante de la finalité de juger ; sortie de la sphère de la pensée. Et celle qui, insoucieuse de savoir, de science, de véridicité, non tenue par la promesse des sens […] s’emploie à faire la folle – ou en version faible, à décorer la salle des fêtes ». Alors que tout l’indique, ce que traque, cherche, interroge Michel Deguy c’est « le rythme profond du penser poétique en proie au monde ». « Parce que la finitude humaine (anthropologique et existentiale) tient à, et dans, le triple enclos des trois enceintes indivises, vases entre eux communicants, de la mort, de l’idiome, de l’habitation terrestre »
Il faut signaler que les références à Hölderlin et surtout à Baudelaire sont omniprésentes, étayant le parcours de la réflexion, mais que passent aussi dans ces pages Hegel, Husserl, Mallarmé, Benjamin, l’auteur faisant fi ce qu’il appelle « les imperméabilités jalouses entre les tons, les styles, par exemple entre philosophème et poème », lui qui milite pour une "intertraductibilité", en en posant la condition « si la barrière des genres est traversable ».
Le poète n’est pas ici dans sa tour d’ivoire, abondantes sont les réflexions sur l’état du monde, notamment dans le chapitre « il se fait tard » alors que précisément, « l’un des caractères de ce qu’on appelle la poésie est celui de l’attachement au terrestre. Manière de traduire, en rabattant un peu, la belle sentence hölderlinienne "dichterisch aber wohnet der Mensch" », l’habiter poétiquement le monde. Enchâssé dans ce chapitre, quelques pages magnifiques, profondément émouvantes, sur la fameuse rencontre entre Heidegger et Celan « il est évident que Celan est allé lui dire non. Et que Heidegger ne pouvait pas entendre […] La séparation laissa Heidegger sur l’autre rive, celle de l’ancienne Germanie, de la figure ancestrale du Reich ; tout se désamarra et recula dans la nuit des temps, et Celan épuisé se dressa "en témoin" sur l’autre rive ».
Impossible donc de rendre compte de la richesse de ce parcours, dont on peut retenir encore de très intéressantes considérations sur la photographie et une tentative de penser les relations entre les hommes non pas en terme de fraternité mais en terme d’adoption (où l’on sent passer comme un rêve utopique chez Deguy).
En guise de conclusion, je reprends un court passage du dos
du livre : « Michel Deguy se soucie de l’héritage, examinant
quelques-unes des conditions de cette translatio
studorium et tentant à sa manière la parabole (lancer et fable) d’une
transmission, qui reprend son élan en touchant le fond(s) baudelairien ».
©florence trocmé