Résumé des chapitres précédents
Ma distraction chronique rend furieux mon entourage. En même temps, je deviens la coqueluche des repas de famille avec mes histoires de pertes et d'oublis d'objets les plus divers...
L’école primaire a été le théâtre de mes premières pertes en ligne. Au temps où le CM1 sculptait nos scolioses. On y apprenait à courber le dos sous la férule d’un instituteur rapatrié et autoritaire. J'étais le premier de la classe, avec une myopie naissante et des culottes courtes. J’évitais autant que faire se pouvait les coups de la badine punitive du maître, une sorte de bambou souple aux extrémités renforcées par du sparadrap, qui fouettait l’air avant de s’abattre sur la paume tendue du fautif. Les coups avaient la même intensité, qu’on les prenne par un bout ou par l’autre. L’instituteur du CM2, lui, nous obligerait plus tard, à choisir entre «le gros bout» et «le petit bout» de sa matraque en bois.
Les matins d’hiver étaient sombres et sans éclairage public. Le jour, transi, rechignait à se lever et se cachait la tête sous l’oreiller. Je partais à l’école dans le noir glacé, cache-col relevé sur le nez, des gants en laine troués qui protégeaient de tout, sauf du gel. Près de l’école de garçons s’agitaient des ombres familières. Les cris des copains perçaient la nuit froide. Leurs silhouettes encapuchonnées ou coiffés de bérets sombres colonisaient des arbres morts couchés près de la mare du chantier de la future école primaire, comme des corbeaux patientant sur les branches. Je les entendais s’apostropher dans l’obscurité. On finissait par les reconnaître en tendant l’oreille. Alors, on pouvait s’approcher de son groupe de référence.
Les caïds régnaient, la nuit, sur la multitude. Si le jour les rendait plus docile à l’autorité, l’obscurité leur conférait le pouvoir des invisibles. La plèbe scolaire approuvait leurs grasses plaisanteries, leurs jugements à l’emporte-pièce, les coups sur les souffre-douleurs habituels. Ils distribuaient les images Poulain, taxaient les bonbons, soupesaient les cartables, rendaient une justice sommaire et exécutable immédiatement, donnaient leur avis sur les maîtres et éreintaient les remplaçants. Un de ces intérimaires qui s’appelait M. Mabille, fut aussitôt surnommé «Boubine» par le gang nocturne. Il rentra chez lui le soir sous une bordée «A bas Boubine», braillés sur l’air des lampions au passage de sa voiture par une volée de sales gamins fanatisés. L’aubade méprisante avait été décidée le matin même par l’un des petits chefs.
Ce groupe sans visage avait aussi ses légendes, ses lieux de réunion, ses mots de passe, sa liturgie. Un ancien tunnel médiéval, comblé plus tard par l’urbanisation, devint le rendez-vous de la communauté des ombres. On s’y retrouvait par un signe pas très discret (une sorte de V de la Victoire), à la sortie de l’école, après l’étude. On en revenait les souliers crottés de glaise blanchâtre, au désespoir de nos mères. Il était si bon de s’aventurer si loin sous terre, 15, 20, 30 mètres à peine, mais si profond dans nos imaginations, dans le noir le plus complet, au point qu’on pouvait fermer et rouvrir les yeux sans que ça change quelque chose. Jusqu’à ce qu’un cri d’un des compagnons d’exploration nous sauve en commandant la fuite éperdue du bataillon d’apprentis spéléo.
Episodes précédents
1 - La relique
2 - Le distrait magnifique
3 - Les marrons du feu
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