Il nous incite ainsi à lire les mémoires d'Archibald Olson Barnabooth, imaginées par Valery Larbaud, dont il nous dit que, précédant de dix ans l'Ulysse de James Joyce, elles ont ouvert à ce dernier "les portes de toutes les libertés". A ma grande honte je n'ai lu de Larbaud que son Fermina Marquez...
De tous les livres de Joseph Conrad, qui peut se lire aussi bien en français qu'en anglais, et peut-être dans les deux langues, il se peut que ce soit La ligne d'ombre qui parle le plus à Déon, "oeuvre révélatrice de Conrad, celle où il rencontre le surnaturel quoiqu'il s'en défende".
Le déjeuner sur l'herbe d'Edouard Manet - où "le scandale n'est pas la femme nue au premier plan, mais que ses deux compagnons soient, eux, on ne peut plus habillés" - est le prétexte trouvé par l'auteur pour laisser libre cours à son imagination. Il nous raconte donc la toile, comme si nous y étions, puis l'histoire du modèle, échappé de la toile où il reposait libre, dans la compagnie nonchalante des deux hommes.
Voici que Déon se trouve maintenant dans la maison de Giono à Masnosque. Plus de cinquante ans plus tôt il s'était fait montrer cette maison "sans oser frapper à la porte". Il s'est assis dans le bureau que l'on aperçoit "depuis le chemin encaissé". Les oeuvres de l'infatigable conteur provençal, écrites ici, ressuscitent alors et racontent "l'histoire trouble et magnifique des hommes en lutte contre leurs vices et leur mortel destin".
Il faut parfois céder à la tentation. Il y a un peu plus de 20 ans maintenant j'ai failli faire partie des happy few qui, comme Déon, connaissent et aiment Paul-Jean Toulet. Robert Laffont venait de publier ses oeuvres complètes dans sa collection Bouquins et ... j'ai préféré dilapider mon pécule autrement. Il n'est jamais trop tard pour mal faire, ou plutôt pour bien faire, si j'en crois Déon : "Avec Paul-Jean Toulet, la poésie française a connu un moment de très grand bonheur aux dépens d'une âme sensible". Je suis d'autant plus enclin à faire désormais connaissance que, m'apprend Déon, le poète béarnais est enterré dans le cimetière de Guétary, tout près donc de Saint Jean-de-Luz, où je me rends samedi prochain...
Michel Déon aime l'oeuvre de Georges Braque : "La contemplation d'une oeuvre de Braque vous rend meilleur. Ou, seulement, moins mauvais". On ne peut qu'en convenir. C'est vrai assurément de la période thématique de l'artiste - ses célèbres oiseaux sont magiques -, c'est encore vrai de sa période fauviste ou cubiste. Je n'en dirais pas autant du cubisme de son ami Picasso, qui, désolé, ne me parle pas.
Chanson d'Appolinaire a scandé les pas de Déon "au cours de la longue marche des mois de mai et juin 1940". En guise d'hommage le romancier, qui ne sommeille pas longtemps en lui, restitue les amours du poète avec Lou et Madeleine, "la vamp" et "la blanche colombe" - encore que ce soit vite dit -, qui lui ont certainement inspiré ses plus beaux vers, mais qu'il veut bien oublier, pour mieux se sublimer.
On savait Déon grand lecteur de Stendhal. Dans Lettres de château il remercie à sa façon Métilde, celle qui inspira à Beyle De l'amour, son traité des relations amoureuses. Ce livre "qui devrait être le post-scriptum d'une oeuvre en est paradoxalement la préface". Déon relate comment Métilde se refusa toujours à Beyle, l'éconduisit à de nombreuses reprises, sans ménagements, rendant le plus signalé service à Stendhal. Je songe au petit joyau de ma bibliothèque, que sont les trois volumes de la correspondance de Stendhal dans La Pléiade, qui ne sont plus réédités...
Parmi les enchantements de l'Art et de la Fiction, Déon ne pouvait pas ne pas évoquer son grand aîné Paul Morand, dont je garde précieusement un court billet écrit de sa main depuis le Montfleuri de Cannes... en réponse à une lettre envoyée au Château de l'Aile, à Vevey... Sous forme d'une réponse, 33 ans plus tard, à une lettre écrite par Morand à 88 ans, Déon qui, à ce moment-là, a le même âge, se permet quelques privautés. Il s'adresse à lui par son prénom, il le tutoie, pour mieux lui rendre hommage, sans concession et sans rien esquiver, de la meilleure manière.
Francis Richard