Alors que la culture de masse américaine se diffuse et triomphe en Europe de l’ouest, elle subit au contraire les attaques des autorités à l’Est. En 1965, les paroles de chansons et les noms de groupes en anglais sont interdits en RDA. Très peu de groupes occidentaux obtiennent l’autorisation de se produire à l’Est. Mais toutes ces mesures s’avèrent vaines, tant l’attrait de ces musiques interdites reste fort. Des subterfuges permettent souvent de contourner les obstacles (la radio dans les zones proches du camp occidental, le passage en fraude de disques). Des dizaines de groupes de rock se forment dans le bloc communiste à partir des années 1960. Désormais, les autorités tentent de canaliser leurs activités, de les encadrer et de les censurer si nécessaire.
Nous allons ici nous intéresser à quelques figures emblématiques du rock ou de la chanson qui émergèrent dans le bloc soviétique.
* Plastic People of the Universe (Tchécoslovaquie).
A son corps défendant, le groupe de rock tchécoslovaque Plastic People of the Universe devint un des symboles de la résistance au communisme dans le pays, au cours des années 1970. Grands admirateurs de Franck Zappa, ils doivent leur nom à une strophe d’une chanson du chanteur américain. Musicalement, ils lui doivent beaucoup. Pour décrire leur son, un critique rock évoqua "un orchestre de klezmer fou furieux mené par Frank Zappa". Le groupe est fondé au lendemain de la répression du printemps de Prague, en 1968.
Pochette de l'album Egon Bondy's Happy Hearts Club Banned qui contient les textes du poète dissident Egon Bondy (alias Zbynek Fiser 1930-2007). Ce titre est un détournement de celui des Beatles, Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band. Banned signifie "censuré" en anglais.
A l'instar du Floyd ou des groupes californiens, les Plastic proposent des Happenings où les jeux de lumières, les tenues bariolées et les sonorités psychédéliques fascinent un public nombreux. Ces choix étaient en opposition radicale avec la volonté des autorités d'imposer les valeurs soviétiques. Ils se voient ainsi retirer leur licence professionnelle, puis ils ont bientôt l'interdiction de se produire devant un public au motif que leur musique, trop"morbide" risquerait d"'avoir un impact social négatif". Dès lors, ils ne se produisent que dans des lieux clandestins connus des seuls initiés. Parfois, la police découvre ces concerts sauvages et procède à des matraquages accompagnés d'arrestations.
Milan Mejla Hlavsa avec Egon Bondy.
Progressivement, le groupe s'affranchit de ses influences musicales anglo-saxonnes et chante des compositions orignales en tchèque. Il se rapproche alors du poète surréaliste Egon Bondy dont ils adaptent les poèmes. L'orientation "nationaliste" déplaît au plus au point aux autorités dans la mesure où, désormais, le public peut comprendre les paroles des chansons, empruntées à un poète interdit de publication officielle, dont l'oeuvre se situait aux antipodes des canons du réalisme soviétique défini par Jdanov. Les Plastics reprennent aussi un poème ("100 points") de Frantisek Vanecek. A la dixième minute d'un morceau jusque là instrumental. Vanecek y dénonce les abus du régime communiste qui ne peut se maintenir au pouvoir qu'en opprimant et écrasant mais qui n'a aucune prise sur la société tchécoslovaque: "ils ont peur des vieux pour leur mémoire, ils ont peur des jeunes pour leur innocence, ils ont peur même des enfants qui vont à l'école, (...) ils ont peur des tombes et des fleurs que les gens y déposent, (...) ils ont peur des conventions qu'ils signent, (...) ils ont peur de Marx, ils ont peur de Lénine (...) ils ont peur du socialisme".
Reste que la plupart des titres du groupe n'ont rien de politiques. Finalement, c'est l'acharnement des autorités à les traquer qui rend le groupe subversif. La musique devient ainsi un puissant vecteur d'affirmation et d'opposition indirecte au régime pour les jeunes tchécoslovaques. Rien ne peut aller contre cette vague de fond et l'engouement provoqué par ces chansons. Les enregistrements pirates s'échangent sous le manteau, tandis que l'annonce d'un concert clandestin est vite connu grâce au bouche à oreille. Ce mouvement rock mérite vraiment le qualificatif d'"underground" qui lui est vite accolé.
En 1976, au cours du festival de la seconde culture de Bojanovice. La police arrête plus d'une centaine de personnes, saisit les instruments du groupe (fabriqués à la main et électrifiés par les membres du groupe, après des saisies antérieures) et confisque les textes et livres interdits (samizdat). Les autorités traînent plusieurs groupes en justice (les Plastics, mais aussi DG 307), pensant ainsi réduire au silence facilement cette jeunesse remuante. C'est le contraire qui se produit. La répression du festival rencontre un écho dans certains medias occidentaux, ce qui contribue à braquer les projecteur sur ces rockers dissidents. En septembre, deux membres des Plastics, Vratislav Brabanec et Ivan Jirous, comparaissent devant un tribunal pour “trouble volontaire à l’ordre public”, ils sont aussi poursuivis pour "hooliganisme" et écopent de peines de prison ferme. C'est alors que les Plastics rencontrent Vaclav Havel, grand dramaturge d'avant-garde et opposant déclaré du régime.
Vaclav Havel (au gauche) au concert de Plastic People en 1978
Au cours du procès, Havel leur apporte son soutien. Dans un texte sobrement intitulé Le Procès, il revient sur le rôle joué par ces condamnations au sein de l'intelligentsia tchécoslovaque : «D’une part, on avait le sentiment de participer à une expérience qui jetait sur le monde un éclairage sans précédent ; mais surtout, on ne pouvait se défendre d’une certaine émotion à la pensée qu’il existe encore parmi nous des gens qui engagent leur existence pour affirmer leur vérité, et qui n’hésitent donc pas à payer chèrement leur conception de la vie.»
Avec d'autres, Vaclav Havel fonde à cette occasion une organisation de défense qui compte en ses rangs de nombreux intellectuels et universitaires tchèques. La solidarité internationale et intellectuelle s'engage : en 1977, environ 200 personnes signent la « Charte 77 », appelant le gouvernement à respecter ses engagements concernant le manifeste des droits de l'homme qu'il avait approuvé lors des accords d'Helsinki en 1975. Voici un extrait de la charte:
" La Charte 77 n’est pas une organisation […]. Elle comprend tous ceux qui adoptent ses idées, qui participent à son action et lui accordent leur soutien. […] Elle cherche à promouvoir l’intérêt général. Elle ne cherche pas à mettre en place un programme de réformes politiques ou sociales ou de changements mais, au sien de sa propre sphère d’activités, elle espère construire un dialogue constructif avec les autorités politiques de l’Etat, en particulier en attirant l’attention sur divers cas individuels où les droits de l’homme sont violés, en préparant la documentation et en suggérant des propositions d’un caractère plus général qui visent à renforcer des droits et leurs garanties et en agissant comme médiateurs dans différents conflits qui peuvent conduire à l’injustice.
A travers son nom symbolique, Charte 77 souligne qu’elle a vu le jour au début d’une année désignée comme année des prisonniers politiques, une année durant laquelle une conférence doit se tenir à Belgrade pour rappeler le respect des obligations prises en charge à Helsinki. Manifeste de la Charte 77 publié à Prague le 1er janvier 1977 par des intellectuels tchécoslovaques (dont V. Havel)."
En France, ce mouvement bénéficie de relais et d' un comité de soutien qui compte l'écrivain Vercors ou Yves Montand dans ses rangs (d'anciens compagnons de route du PCF). Les signatures sont nominales et la police secrète ne tarde pas à concentrer ses forces sur ceux qu'elle considère comme des opposants au pouvoir. Les citoyens étrangers sont amenés à rentrer dans leur pays. L'un des musiciens des Plastics, Paul Wilson, quitte le pays avec, dans ses poches, quelques enregistrements du groupe et aide à le faire connaître dans le grand ouest.
La publication de la Charte 77 constitue la genèse de la "révolution de velours" qui aboutira au renversement en douceur du régime communiste et la transition vers la démocratie à la toute fin de l'année 1989. Laissons le mot de la fin à Vaclav Havel, lui qui incarne au yeux du monde entier la Révolution de velours et la transition en douceur de l'ancienne "démocratie populaire" en une véritable démocratie. Dans un entretien qu’il accorde à Lou REED au début des années 1990, il rappelle l’importance de Plastic People of the Universe : «Ce groupe a été persécuté – d’abord ils ont perdu leur statut de professionnels. Ensuite, ils ne pouvaient plus jouer que dans les soirées privées. Pendant un temps, ils ont également joué dans la grange de ma maison de vacances, où nous devions, et c’était très compliqué, organiser des concerts clandestins... (...) Grâce à eux, un mouvement de contre-culture est né dans ce pays, durant les sombres années soixante-dix et quatre-vingts.»
Ce n’est qu’en 2003 que le jugement condamnant les Plastic People a été, enfin, cassé.
Liens et sources:
- "Histoire Parallèles" sur l'excellent blog d'Eric Rullier.
- "Le Rock uderground, sous la normalisation communiste".
- "Plastic People of the universe, les coeurs joyeux du ghetto".
- Le site officiel du groupe.
- Sur le site belge d'Amnesty international: "Prenez garde aux chansons".
- Dossier d'une pièce de théâtre inspirée du "Procès" de Vaclav Havel.
- Dossier (sous word) autour des relations entre idéologie et culture.
Original post blogged on b2evolution.